« Dans les fracas du monde », un parcours humanitaire comme une opération à  cœur ouvert… 

Patrick Aeberhard au Biafra

Un passage, dans le livre de « mémoires » publié par Patrick Aeberhard, médecin cardiologue parmi les fondateurs de MSF (Médecins Sans Frontières) puis MDM (Médecins Du Monde), lequel a tout traversé des crises humanitaires du Biafra jusqu’à aujourd’hui, résume « l’esprit french doctors ». Et, contre toute attente, il n’a pas lieu dans un pays déshérité ravagé par la guerre… mais dans un centre cardiologique privé de Saint-Denis où le docteur Aeberhard exerce entre deux missions humanitaires ; celui-ci voit arriver un jour une femme qui, dans une étrange tentative de suicide, vient d’avaler une grande quantité de digitaline, médicament qui en surdose devient un poison pour le cœur, tuant sans appel… Au lieu de se préparer à l’issue fatale que ses confrères lui assurent, le jeune médecin cherche dans les archives une solution, trouve une piste qui l’amène à téléphoner à des spécialistes américains, parvient à convaincre ceux-ci de lui envoyer via le premier vol Air France le seul produit susceptible d’agir, fait préparer celui-ci sans autorisation dans un labo… Et parvient, à la surprise de tous, à sauver la suicidaire… qui le remerciera 22 ans plus tard… Tout est là : ne pas se perdre en réticences ou conjectures éthiques, en souci de prendre le moins de risques possible, mais, comme l’écrit l’auteur : « agir à tout prix… Cela dans l’esprit de notre morale MSF issue de mai 68 ». Et d’ajouter « Cette morale est peut-être périlleuse, mais c’est encore la mienne »…

Une morale forgée dans ces fracas du monde qui font le titre de cet ouvrage revigorant. Mais pas seulement. Dans l’engagement politique aussi, au sens où la politique est le désir de changer le monde et la vie… Et l’exercice de la médecine son acte par excellence… En évoquant l’épisode fondateur du Biafra « Sans lequel il n’est pas dit que MSF serait né », Patrick Aeberhard parle de l’importance de disposer, avec cette ONG « de l’outil dont nous rêvions pour agir sur le monde en médecins citoyens de l’universel »… Le Biafra, conflit fondateur qui fut « le premier laboratoire de ce qui deviendrait plus tard le droit humanitaire, ingérence comprise ». S’y trouveront, aux-côtés d’Aeberhard, des figures comme Max Récamier « garant moral et professionnel de la médecine humanitaire » ou Bernard Kouchner « flamboyant jeune médecin prometteur ayant la politique et la morale chevillées au corps »… Que voulaient-ils, ces pionniers biberonnés aux AG de mai 68 ? « Nous voulions accomplir quelque chose de juste »…   

Patrick Aeberhard au Kurdistan d’Irak en 1991

Morale humaniste et politique, donc, dont l’auteur nous fait comprendre à quel point celle-ci est née du compagnonnage des intellectuels majeurs de l’époque d’avec une médecine sans-frontiériste qui ne voulait plus être contrainte par la neutralité du CICR. Ce sont des penseurs comme le philosophe Vladimir Jankélévitch, ou Michel Foucault, André Glucksmann, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Pierre Vidal-Naquet, qui éclairent le cheminement des jeunes praticiens engagés. Plus tard s’y ajouteront Yves Montand, Simone Signoret, Jorge Semprun, ou Mario Bettati, à l’occasion de conférences légendaires, dans l’amphithéâtre de l’hôpital Tarnier à Paris. Lors de ces échanges, Michel Foucault maniera pour la première fois la notion de « devoir d’ingérence », que le juriste international Mario Bettati mettra en musique, et qui est encore aujourd’hui l’un des socles de l’action humanitaire, principe ayant donné naissance, via la résolution 43 / 131 adoptées par les Nations unies, à la « responsabilité de protéger », véritable exploit permis, selon la formule d’Aeberhard, par l’alliance « du baroud et du barreau », des humanitaires et des juristes…

Le « baroud » qu’évoque l’auteur, ce sont les crises humanitaires et les conflits qu’il a traversés, s’efforçant à chaque fois, avec ses camarades, à la fois d’intervenir auprès des victimes, et « de faire avancer le droit international en matière d’accès aux soins ».  Comme le Liban, où « ont véritablement commencé les missions de guerre de MSF »… Mais les « guerres » peuvent aussi surgir à Paris, au sein même de l’ONG…  Aeberhard nous fait vivre la déchirure, qui commence dans les engueulades rue Daviel dans le 13ème, siège alors de MSF, et qui culmine lors de l’AG de MSF de juin 79. AG où les « historiques » rejettent les dérives « pseudo-professionnalistes » des « bureaucrates » qui veulent par exemple rétribuer les missions « transformant ainsi des militants en salariés »… Lire ces lignes aujourd’hui, à l’heure de l’humanitaire normé, professionnalisé, « managé », fait un peu drôle… et réjouit en même temps ! De cette scission va naître Médecins Du monde, à l’initiative de Bernard Kouchner et Aeberhard. La mission fondatrice de cette nouvelle ONG sera « L’ile de lumière », navire-hôpital recueillant les boat-people vietnamiens fuyant le régime communiste, au large de l’ile de Poulo Bidong, évènement politico-humanitaire rendu possible, encore, par l’engagement aux côtés de MDM d’intellectuels tels Jean-Paul Sartre, Raymond Aron, André Glucksmann, et toujours Mario Bettati… D’autres aventures suivront, l’Afghanistan envahi par l’armée soviétique, pendant dix ans, le Salvador et le Nicaragua, plus tard la Bosnie, et le Rwanda qui marquera profondément Aeberhard, au point qu’il pensera y avoir effectué « la mission de trop » devant l’empilement des cadavres… Autre temps fort : la naissance de la Mission France de MDM, auprès des toxicomanes atteints du SIDA, des exclus, des sans-abris, mission qui, toujours dans cet esprit « politique » débouchera plus tard sur le RMI-RSA, la CMU… Comme dit l’auteur « pour un humanitaire, la reprise d’une de ses idées par l’état est la meilleurs des récompenses »…

On a parfois l’impression, en lisant ces mémoires, que la vie du docteur Aeberhard devait traverser tous ces « fracas du monde », c’était écrit… Comme dans ce passage où il raconte comment, lui le médecin qui a connu toutes les guerres lointaines, se retrouve, le soir du 13 novembre 2015, à passer près de l’une des terrasses de café mitraillées… Et à donner les premiers soins aux victimes… En compagnie d’un ami anesthésiste également dans le coin, avec lequel il a travaillé « du Liban à l’Afghanistan »…

La force de ce livre qui se lit comme un récit d’aventure, avec l’humanité et la profondeur en plus, est qu’il redonne la foi dans l’humanitaire, en reliant les engagements d’aujourd’hui, moins « transgressifs », aux racines fondatrices de l’humanitaire à la française, engagé, inventif, pas frileux d’influencer à l’occasion la « grande politique »… Ca fait du bien, ça rappelle où est le Nord, et l’essentiel… Un poème de René Char, donné à Aeberhard par André Glucksmann pour soigner ses blues de retour de mission, résume peut-être cet essentiel ; « Il faut s’établir à l’extérieur de soi, au bord des larmes, dans l’orbite des famines si nous voulons que quelque chose hors du commun se produise, qui n’était que pour nous »…

Pierre Brunet

Ecrivain et humanitaire

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A lire sur : Dans les fracas du monde, de Patrick Aeberhard (calmann-levy.fr)

 

Patrick Aeberhard

Cardiologue au centre cardiologique du Nord à Saint Denis, chef du service de réadaptation cardiaque depuis juin 2002, Patrick Aeberhard part pour le Biafra comme médecin du CICR en 1968.  Il participe à la fondation de Médecins sans frontières puis de Médecins du monde. Président de Médecins du monde (de 1987 à 1989) et membre de sa direction de 1981 à 1995, Patrick Aeberhard a mené de nombreuses missions humanitaires depuis 1968 au Biafra et en particulier au Liban, en Afghanistan, au Salvador, en Éthiopie, au Brésil, en Afrique du Sud, au Rwanda, en ex–Yougoslavie, en Irak, en Haïti.

Puis conseiller au cabinet de Bernard Kouchner, ministre de la Santé (1992-1993, 1997 -1999, 2001-2002), il est chargé de la toxicomanie, de l’exclusion puis de l’activité physique et sportive et de la prévention des conduites dopantes.

En 2005, il devient professeur des universités associé Paris 8, département de droit UFR2 droit de la santé. Il dèveloppe la notion de santé et droit de la personne et crée le diplôme universitaire « Santé, Urgence, Développement ».

Il est membre :

  • de la commission nationale consultative des droits de l’homme de 1989 à 1996 ;
  • de la commission consultative des politiques sur les toxicomanies au ministère de la Santé de 1994 à 1997 ;
  • de la Société Française de cardiologie groupe de travail sur l’évaluation fonctionnelle et la réadaptation des cardiaques ;
  • de plusieurs organisations humanitaires : Médecins du Monde, Children Action, Institut de l’humanitaire, Chaîne de l’espoir ;
  • du Comité de soutien de l’Association Primo Levi (soins et soutien aux personnes victimes de la torture et de la violence politique) ;
  • Vice Président de l’association FXB (François Xavier Bagnoux).

 

Pierre Brunet, écrivain et humanitaire 

Né en 1961 à Paris d’un père français et d’une mère espagnole, Pierre Brunet a trouvé sa première vocation comme journaliste free-lance. En 1994, il croise sur sa route l’humanitaire, et s’engage comme volontaire au Rwanda, dévasté par un génocide. Il repart début 1995 en mission humanitaire en Bosnie-Herzégovine, alors déchirée par la guerre civile. Il y assumera les responsabilités de coordinateur de programme à Sarajevo, puis de chef de mission.

A son retour en France fin 1996, il intègre le siège de l’ONG française SOLIDARITES INTERNATIONAL, pour laquelle il était parti en mission. Il y sera responsable de la communication et du fundraising, tout en retournant sur le terrain, comme en Afghanistan en 2003, et en commençant à écrire… En 2011, tout en restant impliqué dans l’humanitaire, il s’engage totalement dans l’écriture, et consacre une part essentielle de son temps à sa vocation d’écrivain.

Pierre Brunet est Vice-Président de l’association SOLIDARITES INTERNATIONAL. Il s’est rendu sur le terrain dans le Nord-Est de la Syrie, dans la « jungle » de Calais en novembre 2015, ou encore en Grèce et Macédoine auprès des migrants en avril 2016.

Les romans de Pierre Brunet sont publiés chez Calmann-Lévy :

  • Janvier 2006 : parution de son premier roman « Barnum » chez Calmann-Lévy, récit né de son expérience humanitaire.
  • Septembre 2008 : parution de son second roman « JAB », l’histoire d’une petite orpheline espagnole grandie au Maroc qui deviendra, adulte, une boxeuse professionnelle.
  • Mars 2014 : sortie de son troisième roman « Fenicia », inspiré de la vie de sa mère, petite orpheline espagnole pendant la guerre civile, réfugiée en France, plus tard militante anarchiste, séductrice, qui mourut dans un institut psychiatrique à 31 ans.
  • Fin août 2017 : sortie de son quatrième roman « Le triangle d’incertitude », dans lequel l’auteur « revient » encore, comme dans « Barnum » au Rwanda de 1994, pour évoquer le traumatisme d’un officier français à l’occasion de l’opération Turquoise.

Parallèlement à son travail d’écrivain, Pierre Brunet travaille comme co-scénariste de synopsis de séries télévisées ou de longs-métrages, en partenariat avec diverses sociétés de production. Il collabore également avec divers magazines en publiant des tribunes ou des articles, notamment sur des sujets d’actualité internationale.