Impasse Humanitaire dans le Nord-Est syrien ?

Habitants du camp de Sahlat al Banat faisant la queue devant la tente des consultations médicales de l’association Solinfo. ©Juliette Elie

Sous le soleil déjà lourd d’un matin de septembre, une cinquantaine de personnes patientent entre les tentes poussiéreuses du camp de Sahlat al Banat, dans le Nord-Est syrien. A l’arrivée du véhicule, un brouhaha se fait entendre devant la tente : chacun plaidant sa cause espérant être inscrit sur la liste des cent consultations qui auront lieu pendant ces prochains jours.  

Depuis 2018, plus de 2000 familles ont trouvé refuge aux abords de l’immense décharge de la ville de Raqqa. Depuis les villes de Der ez-Zor ou Maadan elles ont fui les offensives successives qui ont mis fin à plusieurs années de domination de l’Etat islamique. Les abris se sont dressés au fil des années : A perte de vue, des pans de tissus, de couvertures, de bâches parfois marquées du logo UNHCR rappellent qu’ici, l’aide humanitaire s’est peu à peu retirée. Une odeur lourde flotte sur le camp, mélange de déchets et de plastique brulé, elle s’invite et se colle aux vêtements. Ici, les enfants trient, parcourent les montagnes d’ordures à la recherche de fer qu’ils pourront revendre pour quelques centimes. Pour beaucoup, c’est le seul moyen de survivre.  

Naji Al Matrood, professeur au sein de l’ONG SOLINFO ©Juliette Elie

Depuis plusieurs années maintenant, nous, SOLINFO, animons des ateliers de soutien psycho sociaux à destination d’une centaine d’enfants chaque mois. Le temps d’une heure ou deux, ils peuvent s’évader de leur quotidien et redevenir simplement des enfants ne se souciant plus du nombre de bouts de fer ramassés, ou du nombre de livres syriennes collectées. Sous cette tente, le professeur Naji Al Matrood ne cesse d’imaginer de nouvelles façons d’animer ses cours pour capter l’attention des enfants et leur redonner la légèreté de leur âge. Mon rôle de médecin, référente de l’association, vient renforcer ce soutien en assurant à la fois des soins médicaux et des actions de prévention, comme de la sensibilisation à l’hygiène, incluant la distribution de kits composés de produits essentiels : brosse à dents, dentifrice, savon, couple ongle et solution désinfectants. 

Ces moments passés auprès des enfants laissent aussi entrevoir le quotidien de ces hommes et femmes dans un environnement extrêmement dégradé. La poussière et l’odeur imprègnent tout l’espace. Les enfants arrivent souvent pieds nus, et leurs habits sales ou déchirés. Les pathologies les plus courantes disent aussi beaucoup de ce quotidien : la gale, la diarrhée et la malnutrition sont presque constants. Nous avons ainsi mené une étude nutritionnelle auprès de cent enfants du camp et les résultats sont alarmants : plus de la moitié présentent des signes de dénutrition – 53%, dont un tiers en dénutrition sévère et deux tiers en dénutrition modérée. Concrètement, cela signifie que la majorité des enfants examinés n’ont pas une croissance normale : leur poids est insuffisant pour leur taille ou leur âge, ce qui peut entraîner une fragilité osseuse, des retards de développement, des œdèmes et les rend plus vulnérables aux infections. Ces données confirment la gravité de la situation et illustrent l’absence de programmes nutritionnels durables dans la région. 

Naji Al Matrood, professeur au sein de l’ONG Solinfo. ©Juliette Elie

Des restrictions budgétaires dangereuses pour les secours.  

Ces chiffres ne sont pas une exception : ils traduisent une réalité plus large, celle de l’impasse humanitaire du Nord-Est syrien. Depuis début 2025, les restrictions budgétaires décidées par Washingtons ont entrainé l’arrêt de nombreux programmes soutenus par USAID. En pratique, de nombreuses ONG internationales ont vu leur financement réduit de 40% les obligeant à réduire leur effectifs et leurs projets dans la région. Sur le terrain, les conséquences sont visibles : de nombreuses ONG se sont retirées, des projets interrompus, du personnel en attente. Les ONG locales tentent de pallier l’absence des acteurs internationaux mais sans les moyens logistiques et financier qui faisaient la force du dispositif humanitaires des années précédentes. Ce changement de paradigme met désormais en lumière la responsabilité de l’Administration Autonome du Nord-Est syrien (AADNES) qui se retrouve seule face à des camps qu’elle ne parvient ni à administrer, ni à fermer.  

C’est dans ce paysage humanitaire fragmenté que Damas reprend peu à peu la main en commençant par le plan administratif : désormais, toutes les agences des Nations unies doivent soumettre leurs propositions de projets au gouvernement syrien avant toute action sur le terrain. Dans le même temps, les ONG internationales désireuses de collaborer avec les Nations Unies doivent s’enregistrer auprès du ministère des Affaires Etrangères, passage obligé pour obtenir un cadre légal d’intervention. Ce ministère impose des procédures longues, redondantes et parfois arbitraires.  

Les ONG locales quant à elles sont soumises à un processus similaire : elles doivent obtenir leur enregistrement auprès du ministère des Affaires Sociales qui contrôlent leurs statuts et leurs financements. Cette tutelle permet au nouveau gouvernement de filtrer et canaliser l’aider vers les zones qu’il estime prioritaires.  

Malgré ces contraintes, le Health Authority Office (HAO), organe sanitaire de l’AADNES, tente de maintenir une coordination parallèle. Agissant comme un « ministère de la santé », il assure la gestion des hôpitaux, des centres de santé primaires et coordonne les actions humanitaires des ONG internationales et locales afin de répondre au mieux aux besoins de la population.  

©MEAE

Au-delà de l’urgence humanitaire, le Nord-Est Syrien vit depuis plusieurs mois dans l’attente de négociations entre le nouveau gouvernement présidé par Ahmed Al Charaa et l’administration du Nord-Est Syrien. Début octobre, plusieurs rencontres ont eu lieu, sous l’impulsion des Etats-Unis qui tente de maintenir un équilibre fragile entre leurs alliés kurdes et un régime syrien en quête de normalisation régionale. A l’instar des communautés druzes et alaouites, les représentants kurdes semblent plaider pour un modèle d’état fédéral garantissant une autonomie administrative, culturelle et sécuritaire. Damas souhaite de son côté la mise en place d’un état central et une intégration des différents groupes armés.  

Au cours de ma mission, des affrontements ont éclatés dans les quartiers kurdes d’Achrafieh et de Cheikh Maqsoud à Alep, opposant des unités locales à des factions pro-gouvernementales. Le 8 octobre, un cessez-le feu a été négocié entre les deux parties, ramenant un calme précaire dans la ville. Ces épisodes témoignent d’une fragilité de la coexistence entre le régime et les forces kurdes et rappellent les violences communautaires faites aux Druzes et aux Alaouites seulement quelques mois auparavant.  

Au sein même des milieux kurdes, les opinions divergent. Certains affichent un optimisme prudent, voyant une chance d’obtenir une reconnaissance voire la promesse d’un état fédéral. D’autres plus désabusés redoutent un conflit armé, désenchantement d’un peuple fatigué par la guerre. « Les discussions n’aboutiront jamais tant que Damas restera tiraillé à la fois en interne et par ses parrains étrangers » estime un responsable local à Qamichli.  

L’espoir de la paix avant tout.  

Sur le terrain, cette impasse politique est omniprésente et se traduit par une fragilité sécuritaire constante. Des routes fermées, bloquées par un checkpoint improvisé, des rumeurs racontées par nos partenaires locaux sur des attaques, des enlèvements, des règlements de compte participent au sentiment d’insécurité des populations. La peur de l’Etat islamique demeure dans certains villages où des attaques sporadiques ont lieu. Pourtant, nous n’avons rencontré aucun incident durant notre mission. Les déplacements se sont déroulés sans entrave et la région demeure relativement stable.  Ce constat traduit une stabilité fragile où la vie continue malgré tout.  

Le Nord-Est Syrien est aujourd’hui une zone grise humanitaire où ni les armes ni la paix de s’imposent vraiment. L’attention internationale s’est détournée, les caméras se sont tournées ailleurs et les populations déplacées, invisibles, ne font plus l’objet que de rare lignes et pourtant la vie y reste d’une extrême précarité. A Raqqa, l’hôpital national reste debout soutenu presque entièrement par des ONG. Les soins y sont délivrés gratuitement permettant à la population d’accéder à une prise en charge minimum.  

Comme beaucoup d’acteurs humanitaires dans la région, nous travaillons exclusivement avec les ONG locales, seules à connaitre les réalités du terrain. Mustapha, notre directeur pays et Driss, responsable de projets, incarnent cette résistance silencieuse et restent mobilisés malgré le doute que fait peser la situation politique actuelle. Je reviendrai bientôt pour poursuivre ce travail modeste mais indispensable à ceux qui n’ont plus rien, sinon l’espoir de la paix avant tout.  

Juliette Elie.

 

Consultations médicales à Sahlat al Banat

 

Docteur Juliette ELIE : 

Après un doctorat en médecine obtenu à l’Université Paris Diderot et un master de recherche en inflammation et maladies inflammatoires, Dr Juliette Elie exerce en tant que praticien attaché contractuel à l’hôpital Necker–Enfants Malades à Paris.
Actuellement médecin humanitaire bénévole au sein de l’ONG SOLINFO, ONG présidée par Edouard Lagourgue, elle est responsable des projets médicaux, notamment dans les domaines de la nutrition, de la santé communautaire et du soutien aux populations déplacées.
Son engagement s’inscrit dans une approche alliant rigueur scientifique, action de terrain et accompagnement des acteurs locaux pour renforcer durablement les capacités sanitaires dans les zones de crise. 

 

 

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