Entretien avec Jean Louis de Brouwer de l’Institut Egmont

Défis Humanitaires : La Commission européenne et ECHO prépare avec la présidence suédoise de l’UE le second Forum Humanitaire européen, qui aura lieu les 20 et 21 mars à Bruxelles. Quel est le rôle de l’institut Egmont, quelles sont les priorités du forum humanitaire européen ? Quel en est l’enjeu principal ?
Jean-Louis De Brouwer : Le lancement du Forum est une initiative de la Commission et du commissaire Lenarčič en particulier, qui a décidé qu’il ne s’agirait pas d’une conférence parmi d’autres mais plutôt d’un processus. Chaque année, il devrait y avoir un forum, co-organisé par la Commission et la présidence en exercice – en l’occurrence la Suède cette année, la France l’année dernière, la Belgique l’année prochaine – qui soit un moment de rencontre autour des institutions européennes sur un certain nombre d’enjeux fondamentaux pour l’écosystème humanitaire. L’idée est donc d’articuler ces conversations autour de sujets importants, d’actualité et de permettre de dessiner un agenda commun autour de recommandations opérationnelles.
Cette année, l’institut Egmont a été sollicité pour apporter un appui sur certains sujets à la Direction générale ECHO dans la préparation du Forum. Par exemple, nous avons participé à l’organisation d’événements virtuels sur l’impact du changement climatique sur l’agenda humanitaire et sur les leçons à tirer sur l’intervention humanitaire en Ukraine après l’agression russe du 24 février 2022.
Cette année, une des priorités du Forum est incontestablement le financement de l’aide humanitaire. La Commission, comme d’autres, est inquiète non seulement du fait de l’écart croissant entre les besoins et les ressources mais aussi face à l’inégalité dans la prise en charge de l’aide humanitaire. Les chiffres sont clairs : l’aide humanitaire mondiale repose sur un nombre limité de bailleurs de fonds, toujours les mêmes. Il s’agit donc à la fois de dégager de nouvelles sources de financement et d’élargir la communauté de bailleurs autour d’un nouveau discours sur l’aide humanitaire.
Un autre thème sera bien entendu le changement climatique qui est certainement un multiplicateur de risques, et qui doit être intégré dans les modalités de l’intervention humanitaire. L’Ukraine est hélas toujours à l’agenda : l’année dernière, le forum s’était déroulé un mois après l’agression russe et évidemment le sujet avait largement dominé les débats. Il sera encore présent cette année, notamment à travers les leçons à tirer de la présence humanitaire mais aussi sur les conditions de sa soutenabilité sur le long terme face à la multiplication ou à la persistance d’autres urgences humanitaires.
Le Forum devrait aussi être l’occasion de revenir sur certains sujets abordés lors de sa première édition, au premier rang desquels les questions cruciales de l’accès aux populations vulnérables et du respect du droit international humanitaire.
Les défis de la localisation de l’aide humanitaire mais aussi de sa logistique devraient également être à l’ordre du jour.

Défis Humanitaires : Comme vous l’évoquez précédemment, le Forum s’inscrit dans le cadre de priorités humanitaires définies avec un trio d’Etat dans le cadre du COHAFA, (la France à l’origine, la Suède aujourd’hui, la Belgique l’année prochaine). Où en sommes-nous aujourd’hui de la priorité définie dans le cadre de ce trio (pour 18 mois). Où en est-on et que reste-t-il à faire dans les 6 mois de la présidence suédoise jusqu’à la fin du mois de juin 2023 ?
Jean-Louis De Brouwer : Vous mettez le doigt sur ce qui est incontestablement une des faiblesses structurelles du développement de l’agenda humanitaire. J’ai toujours été frappé par le fait que les politiques humanitaires ne sont pas structurées comme peuvent l’être d’autres politiques, ce qui permettrait d’en assurer un suivi beaucoup plus systématique. De multiples textes, déclarations, résolutions, rapports sont adoptés dans divers contextes, européens ou autres, sans que s’en dégage une véritable gouvernance. C’est certainement le cas au niveau global après l’échec relatif du sommet humanitaire mondial d’Istanbul. Cela donne un sentiment, qui n’est pas infondé, de récurrence de certains thèmes qui reviennent constamment sans qu’on ait l’impression d’avoir progressé entre temps.
Au niveau européen, la Commission a présenté en 2021 une communication sur l’aide humanitaire qui a fait l’objet de conclusions du Conseil et d’une résolution du Parlement européen. L’initiative de faire du forum un processus est une réponse à ce besoin de suivi, de continuité et de lisibilité. A l’heure actuelle, nous manquons d’un de tableau de bord qui permettrait d’apporter une réponse précise et documentée à la question posée.
Défis humanitaires : La Commission a évoqué dans un de ces documents “Un effort global pour augmenter les ressources pour l’action humanitaire face à des besoins croissants”. Or, ces dernières années le budget de l’aide humanitaire est resté stable (autour de 30 à 32 milliards de dollars), alors que les Nations Unies évaluent le montant des besoins cette année à 50 milliards de dollars, au risque d’oublier beaucoup de personnes et de population en danger dans le monde par insuffisance de ressources. Que faire et comment pour mobiliser ces 50 milliards cette année, au moment où le tremblement de terre en Turquie et en Syrie vient nous rappeler à nos obligations de solidarité et au-delà même du budget de 50 milliards de dollars puisque le tremblement de terre s’est produit après ?
Jean-Louis De Brouwer : Votre question est l’illustration parfaite de cette faiblesse de l’encadrement des politiques humanitaires que j’évoquais plus tôt : le thème du financement de l’aide humanitaire est tout sauf nouveau. Il y a 10 ans, était créé un groupe à haut niveau destiné à y réfléchir , groupe dont le rapport a débouché sur la mise en place d’un processus de négociation mieux connu sous son appellation anglaise de “grand bargain” qui a lui-même débouché sur un certain nombre de recommandations. Et pourtant on en est toujours là aujourd’hui. Manifestement, il y a un déficit de gouvernance.
Les solutions sont multiples. La plus fréquemment évoquée consiste à solliciter d’autres bailleurs, notamment les pays du Golfe. Ainsi, le Commissaire Lenarčič défend l’urgence de mettre à contribution les bénéficiaires des conséquences des déséquilibres géoéconomiques que nous connaissons à l’heure actuelle. Mais l’Union européenne ne sera crédible et légitime dans une telle démarche que si elle met d’abord sa propre maison en ordre. On constate en effet une très grande disparité dans les contributions des Etats membres à l’action humanitaire. Des idées circulent, inspirées notamment par la nouvelle loi espagnole qui fixe des objectifs dans l’affectation du budget aux objectifs de développement mais aussi de l’aide humanitaire.
C’est un débat récurrent dont on ne sortira pas si l’on ne sort pas des termes de référence habituels. L’Ukraine nous donne à réfléchir à de nouveaux paradigmes. Considérant l’énorme effort de soutien de l’Union Européenne à l’Ukraine, hors livraisons d’armes, le véhicule essentiel est évidemment l’assistance macro financière qui permet au service public ukrainien de continuer à fonctionner envers et contre tout malgré l’extraordinaire pression que représente le conflit et la guerre sur la population et l’activité économique . C’est l’aide macro financière qui permet de payer les enseignants, le personnel soignant, qui permet au service public d’un pays qui n’est pas en ruine de continuer à fonctionner. Ailleurs, au Yémen ou en Afghanistan, par exemple, ces besoins seront couverts par la dépense humanitaire, ce qui amène à s’interroger sur la nature de cette dernière.
Une autre question toujours en suspens est celle de l’estimation des besoins et en particulier l’identification de ceux sur lesquels l’aide humanitaire doit se concentrer et de ceux qui doivent être laissés à d’autres flux financiers. Ici encore la situation en Ukraine, qui semble malheureusement être celle d’un conflit prolongé, constitue une occasion possible qu’il devrait saisir de sortir d’un débat qui s’est trouvé enfermé dans une impasse.
Le nexus, à savoir la meilleure coordination entre le financement humanitaire et celui du développement n’est pas un gadget mais un enjeu essentiel. Faire face aux conséquences du changement climatique dans une région comme la corne de l’Afrique suppose une bonne compréhension des limites de l’intervention humanitaire et de sa coordination avec d’autres instruments financiers, y compris ceux qui sont destinés aujourd’hui spécifiquement à compenser les dommages causés par ce changement.

Crédit photo : HCR/Y.Gusyev, Est de l’Ukraine
Défis Humanitaires : Vous évoquiez l’Ukraine à plusieurs reprises, précisément la guerre en Ukraine et ses conséquences géopolitiques mondiales et durables, certains parlent même d’une rupture comparable à la chute du mur de Berlin et de l’URSS, donc à la fois les conséquences géopolitiques, l’impact grandissant du réchauffement climatique, la raréfaction de l’eau disponible ne changent-ils pas la donne pour l’action humanitaire qui devrait s’adapter tant pour passer à l’échelle des besoins que pour se repenser ?
Jean-Louis De Brouwer : Absolument, nous sommes face à un tournant historique dont nous ne cernons pas encore véritablement les conséquences. Le moment sera sans doute bientôt venu pour l’Union Européenne de repenser son projet et son architecture exactement comme elle l’a fait au lendemain de la deuxième guerre mondiale et exactement comme elle l’a fait imparfaitement après la chute du mur de Berlin . On ne pourra pas opposer à la demande d’adhésion de l’Ukraine le même silence gêné que celui que l’on oppose aujourd’hui à la demande d’adhésion des pays des Balkans. Mais c’est un autre enjeu.
S’ouvre donc un espace de changement. Et cela concerne évidemment aussi l’intervention humanitaire. Cette dernière a trop souvent été la présence de l’Union Européenne par défaut, par exemple au Moyen-Orient. Si l’UE entend devenir un acteur géopolitique global, ou si les circonstances l’y contraignent, comme en Ukraine, l’aide humanitaire devra s’inscrire dans cet agenda. L’article du Traité qui est la base juridique pour l’intervention humanitaire énonce bien entendu les principes qui doivent guider cette dernière mais il le fait après avoir précisé que cette intervention s’inscrit dans le cadre des priorités de l’action extérieure de l’Union. Cette intégration suppose un double mouvement : l’acceptation de ce que l’action humanitaire ne se déploie pas dans vide géopolitique et la compréhension par la diplomatie européenne de ce qu’elle est comptable d’une action humanitaire fondée sur des principes intangibles qui ne sont que la traduction des valeurs dont l’Union se veut par ailleurs la première garante.
Défis Humanitaires : Allons plus loin sur ce sujet : n’y-a-t-il pas un défi majeur, pour les humanitaires de terrain, ceux qui mettent en œuvre, de poursuivre et d’amplifier leur aide en fonction de leurs principes et pratiques dans une partie du monde qui n’adhère pas ou plus au modèle occidental, et qui parfois même le conteste vigoureusement ? Comment assurer l’indispensable action humanitaire partout dans le monde face à ce défi d’acceptation ? Comment agir dans ces pays qui contestent ce qu’ils appellent “l’hégémonie occidentale”, y compris les valeurs ?
Jean-Louis De Brouwer : L’Union Européenne, qui pendant la première partie de son histoire, était surtout préoccupée par son développement interne, doit aujourd’hui se tourner vers l’extérieur et comprendre ses faiblesses et ses dépendances. C’est une condition indispensable à la recherche de l’autonomie stratégique. Elle ne doit pas pour autant faire preuve d’une modestie excessive, mais adapter son comportement face à un environnement qui n’est pas convaincu de prime abord de la supériorité de son modèle. Ceci vaut aussi pour l’aide humanitaire.
Beaucoup parlent aujourd’hui de décoloniser l’aide humanitaire : il faut sortir du schéma selon lequel l’aide humanitaire serait généreusement octroyée par un grand Nord pétri de valeurs à grand Sud ou un grand Est essentiellement définis par une situation de besoins.
Le premier enjeu est le principe de neutralité. L’Ukraine est à nouveau un cas test. L’Union européenne ne peut être vue comme un bailleur neutre mais comment alors avoir accès aux zones qui ne sont pas sous contrôle du gouvernement ukrainien ? Le CICR est la seule organisation humanitaire qui y parvient, mais l’Union européenne n’est pas le CICR. Et cette réflexion ne peut être détachée de celle sur la localisation.
Il faut parvenir à définir un nouveau discours sur l’aide humanitaire qui d’ailleurs sera aussi corrélé avec les questions du financement et de la mobilisation des bailleurs de fonds.
Deux conceptions s’esquissent à cet égard. L’une, utilitariste, consiste à souligner que l’aide humanitaire est un moyen de stabiliser les populations , de prévenir des flux migratoires et de sécuriser des zones géographiques. Inutile de souligner que les humanitaires y voient un risque majeur d’instrumentalisation. Une version alternative fait référence à la consolidation de la résilience des communautés. Mais elle n’est pas discriminante par rapport à ce qui relève de l’appui au développement soutenable. L’autre insiste sur les valeurs : le respect de l’humanité, de la vie humaine, la protection des plus vulnérables sont un bien commun et tout manquement entraînera des conséquences globales comparables à celles engendrées par la négation ou l’inertie face au changement climatique.

Défis Humanitaires : Le second forum humanitaire devrait être suivi par d’autres forums. Chaque année, à l’avenir et dans ce cas, quel rôle pourrait-il prendre, quelles conséquences pourrait-il entraîner pour ECHO mais aussi pour ses partenaires, les divers acteurs humanitaires, dans ce contexte international en rupture avec ce que l’on a connu avant la guerre en Ukraine, il y a moins d’un an aujourd’hui ?
Jean-Louis De Brouwer : A nouveau, l’initiative du Forum doit s’inscrire dans un processus permettant, d’année en année, d’enregistrer de façon systématique les progrès dans la mise en œuvre de recommandations et de mesurer l’impact sur l’agenda humanitaire des changements survenus entretemps. Clairement entre 2022 et 2023, les deux développements majeurs sont : l’intervention humanitaire en Ukraine et l’impact toujours visible du changement climatique.
Le Forum doit offrir un moment de recul par rapport aux développements survenus depuis l’édition précédente et surtout soutenir le développement d’un agenda qui soit beaucoup plus opérationnel, avec des clauses de rendez-vous comme peut-être cette année, en matière de droit international humanitaire, l’année prochaine en matière de financement, etc.
L’Union Européenne, parce qu’elle reste un des principaux bailleurs de l’aide humanitaire, a un rôle considérable à jouer. Elle doit faire avancer la communauté humanitaire vers d’autres approches d’une mission qui reste absolument fondamentale en l’adaptant à un contexte changeant et dont les développements ultérieurs sont largement imprévisibles.
Défis Humanitaires : Souhaitez-vous ajouter quelque chose pour conclure?
Jean-Louis De Brouwer : L’humanitaire est aujourd’hui au centre et est le révélateur d’enjeux stratégiques pour l’humanité, qu’il s’agisse de la guerre, du changement climatique ou de la migration. L’humanitaire est partie au plaidoyer sur l’universalité d’un certain nombre de valeurs et il est essentiel que les humanitaires, qui ne sont en rien les gardiens de ces valeurs, en prennent conscience et acceptent de sortir de leur zone de confort pour s’engager dans ces débats.
Jean-Louis de Brouwer
Jean-Louis De Brouwer est directeur du programme des affaires européennes à l’Institut Egmont. Il a rejoint l’Institut en octobre 2019, après avoir pris sa retraite de la Commission européenne où, en tant que directeur, il a été successivement en charge des politiques d’immigration, d’asile, des visas et des frontières (DG Justice et affaires intérieures), de la mise en œuvre de l’agenda EU2020 et de l’emploi. politiques (DG Emploi, affaires sociales et inclusion) et opérations et politiques d’aide humanitaire (DG Protection civile et opérations d’aide humanitaire européennes).
Il est titulaire d’une maîtrise en droit, sociologie et administration publique/relations internationales de l’Université catholique de Louvain (UCL). Avant de rejoindre la Commission européenne, il a occupé différents postes dans la fonction publique belge (ministère de l’Économie, ministère de l’Intérieur) et a été directeur général de l’Institut international des sciences administratives.
Il enseigne le droit public, les sciences politiques et la politique européenne à l’Université Saint Louis de Bruxelles (USL-B) et à l’Université Catholique de Mons (FUCAM). Il est maître de conférences en théories des relations internationales et sur « Un espace de liberté, de sécurité et de justice » respectivement à l’UCL et à l’USL-B. Il est également responsable d’un cours sur l’immigration et la politique humanitaire au Collège d’Europe de l’Université de Parme.
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