Ukraine, crise alimentaire, aide humanitaire. Où va-t-on ?

Une femme (3e à droite), évacuant avec des affaires, se protège les oreilles après une explosion sur un pont sur la rivière Oskil alors que de la fumée noire s’élève dans la ville de la ligne de front de Kupiansk, région de Kharkiv, le 24 septembre 2022.  (Photo by Yasuyoshi CHIBA / AFP)

Où va la guerre en Ukraine ? Cet éditorial cherche à analyser la rupture de situation survenue depuis la déclaration de Vladimir Poutine le 21 septembre avec ses conséquences en cascade. Il s’agit de chercher à prévoir ce qui pourrait se produire afin d’anticiper l’aide humanitaire adaptée.

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La contre-offensive ukrainienne dans la région de Kharkiv et la reprise de nombreuses villes a provoqué un électrochoc à Vladimir Poutine qui a décrété la mobilisation de 300.000 hommes et l’annexion des Oblasts (régions) de Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporidjia, célébrée le 30 septembre sur la place Rouge à Moscou. A nouveau, le président russe a menacé d’utiliser tous les moyens à sa disposition en nous prévenant « Ce n’est pas du bluff ».

La riposte a été immédiate côté ukrainien, et le président Zelinsky a signé un document demandant une intégration rapide à l’OTAN, tout en déclarant que l’objectif était la reprise de tous les territoires ukrainiens occupés, y compris la Crimée.

Des militaires ukrainiens montent sur un véhicule blindé à l’extérieur de Kiev, en Ukraine, samedi 2 avril 2022.  (AP Photo/Vadim Ghirda) (CC BY 2.0)

Coté occidental, la condamnation de l’annexion est unanime, on se met à rêver d’une victoire ukrainienne et l’on n’a pas l’air de croire à la menace d’emploi d’armes de destruction massive. Le président américain, Joe Biden déclare « ne faites pas cela », annonce l’envoi de nouvelles armes en nombre, réaffirme un soutien inconditionnel tout en restant circonspect sur la riposte américaine. Les présidents français et allemands se concertent pour faire front commun dans une Union Européenne tout à la fois unie et divisée sur l’objectif final recherché, entre une guerre totale et un endiguement d’une Russie affaiblie assortie d’une solution politique.

La Russie a opposé son veto vendredi 30 septembre à une résolution du Conseil de sécurité des Nations-Unies condamnant l’annexion de territoires ukrainiens. Le projet a été approuvé par dix des quinze membres du Conseil, la Russie votant contre. Quatre membres se sont abstenus, le Brésil, la Chine, l’Inde et le Gabon.

L’évidence, c’est que nous avons franchi une étape majeure dans l’escalade militaire sans que nous sachions jusqu’où elle peut nous conduire. Le sabotage des gazoducs Nord Stream en mer Baltique donne un avant-goût de ce que peut-être la suite. Mais, il y a plus grave, c’est le risque réel d’emploi d’armes nucléaires tactiques conformément à la doctrine militaire russe.

« Ce n’est pas du bluff ».

Si l’armée ukrainienne poursuit la reconquête de territoires séparatistes dorénavant considérés comme russes par le pouvoir à Moscou, peut-on être sûr que Vladimir Poutine n’utilisera jamais de telles armes sachant, que son destin est intimement lié à celui de cette guerre ? Et si ces armes sont utilisées en Ukraine qui n’est pas membre de l’OTAN, comment les occidentaux répliqueront-ils ? Il me semble que nous devrions prendre plus au sérieux cette hypothèse au cas où la Russie recule sur le champ de bataille, au risque pour son président d’un changement de pouvoir à Moscou. Nous devrions prendre cette hypothèse au sérieux pour les populations ukrainiennes elles-mêmes, d’autant que nous savons que la « posture d’alerte » nucléaire des pays détenteurs de ces armes est déjà activée, en France comme ailleurs.

Le nuage atomique à Nagasaki en 1945 (CC BY 2.0)

En tout cas, pour ce qui les concerne, les humanitaires doivent relever aussi leur posture d’alerte et se préparer à une guerre qui non seulement va durer mais aussi s’intensifier. Le nombre de victimes et de destructions ne peut malheureusement qu’aller en augmentant et il faut se préparer au pire, pour être prêt, autant que faire se peut, à secourir les victimes. Souvenons-nous des moyens utilisés en Syrie.

Dorénavant tout est possible et le chef du Kremlin appellent à une guerre de civilisation contre l’Occident qui ne sera sans doute pas sans conséquence en dehors même de l’Ukraine comme on le voit ces jours-ci au Burkina Faso après le Mali.

Bien des questions se posent. L’armée Ukrainienne peut-elle reprendre militairement le contrôle de tout son territoire ? la Russie utilisera-t’-elle des armes de destruction massive qui lui donneraient l’avantage ? Comment les occidentaux réagiront-ils dans ce cas. Quel sera l’impact de l’hiver sur le déroulement de la guerre. Comment les opinions publiques européennes supporteront-elles les restrictions d’énergie et l’augmentation des prix ? Les Russes mèneront-ils des actions de déstabilisation ailleurs qu’en Ukraine ? Poutine est-il gravement malade et l’armée Russe pourrait-elle s’effondrer ?

Une crise alimentaire mondiale jusqu’où ?

Parmi les conséquences de cette guerre, il y a pour de nombreux pays et leur population, la question de l’approvisionnement en blé, céréales, engrais provenant d’Ukraine ou de Russie (Un sauve qui peut mondial, Eviter un « ouragan de famines »). Où en sommes-nous de l’accord que l’Ukraine et la Russie ont ratifié le 22 juillet à Istanbul sous l’égide de la Turquie et des Nations-Unies ?

Le BC Vanessa, un navire affrété par le PAM transportant des céréales ukrainiennes destinées à l’Afghanistan dans le cadre de l’Initiative pour les céréales de la mer Noire. UN Photos / Levent Kulu (CC BY-NC-ND 2.0)

Avant la guerre, l’Ukraine exportait environ 6 millions de tonnes de céréales par mois selon Agritel, société de conseil de référence sur les filières agricoles. Grâce au corridor en mer Noire, depuis le mois d’août, c’est plus de 5 millions de tonnes qui sont sortis au 27 septembre. Agritel estime que l’Ukraine pourrait exporter 12 millions de tonnes d’ici la fin de l’année, contre 18 millions de tonnes auparavant tout en précisant que cela reste « fragile, tendue et volatile ». Selon Gautier Le Molgat d’Agritel sur RFI, la crise alimentaire est loin d’être terminée, d’autant que cette guerre vient amplifier une tension alimentaire provoquée par le dérèglement climatique, la pandémie de Covid-19 et les conflits.

Lors d’une conférence de presse à New-York le 13 septembre, Amir Abdulla, (Coordinateur des Nations-Unies pour la mer Noire) et Rebeca Grynspan (directrice générale de UNCTAD), ont indiqué qu’ils souhaitaient augmenter le nombre de bateaux en mer Noire, que les destinations de ceux-ci étaient similaires à celles d’avant-guerre et que si on constatait une baisse des prix des céréales au niveau international, cette tendance ne se traduisait pas toujours au niveau national. Ils ont aussi constaté que les exportations d’engrais russes restaient au plus bas. A noter que quatre bateaux humanitaires ont été affrétés par le PAM pour 120.000 tonnes de blé destinées à la Corne de l’Afrique, au Yémen et à l’Afghanistan.

De son côté, la Commission Européenne a annoncé le 5 septembre l’adhésion de l’Ukraine à une Convention sur le transit et sur la simplification, permettant une circulation plus facile des marchandises, et la suppression des droits de douane et de la TVA sur l’importation des biens vitaux pour les Ukrainiens. Cette exemption s’appliquerait aussi pour les organisations caritatives ou philanthropiques agréées par les autorités compétentes dans les Etats membres.

Dans une note bien documentée « Analyse de la crise alimentaire mondiale et ses liens avec la guerre en Ukraine », l’ONG humanitaire « Solidarités international » a mené une enquête dans les pays où elle est active. En République Centrafricaine (RCA), elle constate une augmentation de 28,6 à 33% des prix en fonction des types de farine. Au Soudan, les prix des denrées alimentaires ont presque triplé. En Afrique de l’Ouest on estime le déficit en engrais venant de Russie et d’Ukraine de 1,2 à 1,5 millions de tonnes, soit l’équivalent de 10 à 20 millions de tonnes de céréales. Et l’association fait ce constat à méditer : « D’un côté, le nombre de personnes ayant besoin d’une assistance augmente et de l’autre, l’aide alimentaire est de plus en plus coûteuse à mettre en œuvre (coût des denrées alimentaires et du pétrole pour le transport des vivres).

Distribution alimentaire au Mozambique, Février 2022 @Solidarités International

Enfin, le président Russe a critiqué le mécanisme d’exportation de la mer Noire dénonçant le fait que ses propres exportations de denrées alimentaires et d’engrais continueraient de pâtir des sanctions. Que cela soit vrai ou faux cette initiative de la mer Noire est fragile.

Au secours de l’aide humanitaire.

En Ukraine, l’évaluation des besoins humanitaire par l’ONU (OCHA) est passé de 1,1 milliards de dollars début mars à 2,25 en avril pour atteindre 4,3 milliards de dollars début août. L’hiver et les besoins de moyens de chauffage pourraient augmenter ce montant d’une aide destinée à 17 millions d’Ukrainiens, dont le nombre devrait augmenter avec la poursuite des combats.

Pour mémoire, l’Ukraine compte déjà 7,5 millions de réfugiés, 7 millions de déplacés dans le pays. Selon l’ONU, 580 partenaires humanitaires viennent à l’aide de 13,4 millions de personnes partout dans le pays. C’est ici l’occasion de rappeler une demande des organisations humanitaires lors d’une récente réunion à Paris au Centre de Crise et de Soutien du ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères, celle de demander aux autorités Ukrainiennes et Russes de respecter les principes du Droit International Humanitaire (DIH) et de faciliter l’action des humanitaires et non de l’entraver.

Deux rapports récents sur l’action humanitaire (GHAR et ANALP) soulignent l’écart grandissant qu’il y a entre les besoins humanitaires et les moyens disponibles pour y répondre. Dans notre précédent éditorial nous indiquions déjà que l’appel humanitaire des Nations-Unies s’élevait cette année à 46,3 milliards de dollars et que seulement 15 milliards avaient été réunis à la fin du premier semestre. Selon ces rapports, la moitié des appels lancés par l’ONU pour les populations des pays en crise reçoivent moins de 50% des moyens suffisants et environ un quart d’entre eux reçoivent 75% du strict nécessaire pour survivre alors que le nombre de personnes en danger est aujourd’hui de 306 millions dans le monde, soit 90,4 millions de plus qu’avant la pandémie de COVID-19 !

Notre constat est que les besoins humanitaires sont gravement sous financés et que l’aide internationale risque de manquer ! Faudra t’il bientôt lancer un appel d’urgence pour l’aide humanitaire internationale ? Parmi les pistes pour répondre à cette crise de financement, ces rapports suggèrent d’élargir la base des donateurs et de mieux cibler les financements vers les pays en crise. Plus concrètement, nous pouvons envisager une augmentation du pourcentage du RNB (Revenu National Brut) dédié à l’humanitaire. Ainsi en France, si des progrès considérables ont été réalisés par le Centre de Crise et de Soutien du Quai d’Orsay, l’aide humanitaire ne représente encore que 1% de l’Aide Publique au Développement de la France contre une moyenne de 10% pour les pays membres de l’OCDE ! Où est le problème ?

Mali, 2021 @Solidarités International

L’aide humanitaire risque bien de faire défaut. En Somalie ou quelques 213 000 personnes sont en « danger de mort imminent » selon l’ONU, à cause de la famine et de la sécheresse, seulement 70% des besoins vitaux sont couverts. En Afghanistan, où 23 millions d’habitants sont confrontés à la faim, seuls 42 % des 4,4 milliards de dollars nécessaires à l’ONU et ses partenaires ont été financés. Faut-il alors abandonner la moitié de la population à la faim ?

Des questions cruciales et des leçons essentielles.

Il s’agit de problèmes cruciaux tout à la fois spécifiques et interdépendants agissants les uns sur les autres. C’est justement une des caractéristiques de Défis Humanitaires que de souligner ces liens et d’établir les relations entre géopolitique et humanitaire face aux grands défis qui menacent afin de gagner en efficacité pour secourir les populations en danger.

L’agression Russe sera-t-elle endiguée sans recours à l’emploi d’armes de destruction massive pour les populations en Ukraine et aux risques d’effets collatéraux ?

L’exportation du blé, des céréales et des engrais d’Ukraine et de Russie ne doit-elle pas répondre en priorité aux besoins des pays les plus menacés par le spectre de la faim ? Il faut aussi tirer dès maintenant les leçons de cette situation en changeant les pratiques alimentaires et agricoles vers plus d’autosuffisance des pays les plus pauvres et dépendants.

L’éco-système humanitaire international réussira t’il à relever les défis auxquels il est confronté ?

J’espère de tout cœur que cet article vous sera utile et que vous pourrez le partager avec vos collègues et amis à qui il pourrait aussi servir. Je vous remercie aussi pour le soutien de votre don même modeste (HelloAsso) qui doit nous permettre de publier les prochaines éditions au service de la cause humanitaire. Par avance, un grand MERCI.

Alain Boinet.

Président de Défis Humanitaires.

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