Renforçons la résilience des populations face aux crises

Un entretien avec Delphine Borione, Ambassadrice et Représentante permanente de la France auprès de l’OAA/FAO, du PAM et du FIDA.

© FIDA, Edward Echwalu

Delphine Borione, vous êtes ambassadrice, représentante permanente de la France auprès de l’Organisation des Nations-Unies pour l’agriculture et l’alimentation ainsi que du Programme Alimentaire Mondial et du Fonds International de Développement Agricole. A Rome, vous avez vécu en direct le choc de pandémie du Covid-19 sur les pays et les populations les plus fragiles. Pouvez-vous aujourd’hui en évaluer l’ampleur et les conséquences?

La crise sanitaire s’est déclarée dans un contexte où la sécurité alimentaire mondiale était déjà en cours de dégradation. Le récent rapport sur les crises alimentaires mondiales confirme cette tendance depuis au moins 2017. A la fin de l’année 2019, on comptait 135 millions de personnes dans le monde souffrant sévèrement de la faim (indice IPC 3 et plus), dont plus de 50% en Afrique. Les causes de cette dégradation s’expliquent par des facteurs structurels tels que l’instabilité politique ou économique, les effets du réchauffement climatique, ou des crises ponctuelles comme la crise acridienne. Avec cette nouvelle crise sanitaire, le PAM prévoit que près de 130 millions d’individus supplémentaires pourraient être en situation d’insécurité alimentaire aiguë.

La complexité et l’ampleur de cette crise repose sur le fait qu’elle touche l’ensemble des systèmes alimentaires, affectant la production agricole et les secteurs en amont jusqu’au niveau de la demande alimentaire. Les ruptures observées dans les chaînes de distribution et les restrictions de déplacement de la main d’œuvre ont été les principaux risques de déstabilisation de l’offre alimentaire. La demande et la baisses des revenus ont également connu un choc important, suite à une hausse dans les premières semaines de la crise suivie d’une baisse durable en raison de la baisse d’activité économique.

Cependant on remarque que, au moins à court terme, les systèmes alimentaires ont fait preuve d’une relative résilience face à un choc soudain et systémique. La question est désormais de savoir comment ces systèmes vont s’adapter dans un contexte de ralentissement économique durable et d’évolution des habitudes de consommation.

La crise aura aussi des conséquences durables sur la qualité et la diversité nutritionnelle des populations, les effets de la baisse des revenus et de l’activité économique risquent d’encourager un appauvrissement des régimes alimentaires. L’arrêt momentané des services de restauration collective a aussi contribué à dégrader la diversité nutritionnelle des populations les plus vulnérables, notamment des enfants privés d’accès aux repas scolaires, et cela dans de très nombreux pays, développés ou en développement.

Face au confinement généralisé, à la fermeture des frontières, à l’interruption du transport aérien, l’aide alimentaire d’urgence aux populations des pays en crise s’est trouvée entravée. Quelle a été la réponse du Programme Alimentaire Mondial et avec quels résultats à ce jour ?

Face à la crise, le premier objectif du Programme Alimentaire Mondial a été de s’assurer de la poursuite de ses opérations en cours, en pré-positionnant des stocks de denrées alimentaires aux plus près de ses bénéficiaires, afin de faire face à toute rupture éventuelle des chaînes d’approvisionnement. L’organisation a également dû adapter les modalités de distribution de son aide, transformant par exemple ses programmes d’alimentation scolaire en rations à emporter à la maison, ou bien en passant à des rythmes de distributions bimestrielles. Face aux besoins grandissants, l’organisation collabore également avec les gouvernements afin  d’apporter une assistance technique dans la mise en œuvre de systèmes de protection sociale.

Mais cet aspect n’est qu’une partie de la réponse du PAM face à la pandémie. Au sein du Plan mondial de réponse humanitaire des Nations unies face au COVID-19, le PAM fournit l’assise logistique de la réponse humanitaire et sanitaire mondiale, afin de permettre la bonne circulation du fret et du personnel. Le PAM a ainsi développé un réseau logistique mondial composé de 8 hubs stratégiquement positionnés (Accra, Addis-Abeba, Dubaï, Guangzhou, Johannesbourg, Kuala Lumpur, Liège, Panama), servant de points de centralisation et d’acheminement du fret par voie aérienne et maritime. Un service aérien de passagers a également été mis en place pour faire face aux suspensions de vols commerciaux, mais également permettre les évacuations médicales du personnel humanitaire qui tomberait malade du coronavirus. Ces services sont accessibles à l’ensemble des organisations internationales, ONG et personnel diplomatique.

A ce jour, près de 4.000 passagers provenant de 140 organisations ont été transportés à bord de 300 vols. Egalement, plus de 22.600 m³ de fret médicale et humanitaire ont été acheminés dans près de 140 pays au nom d’une quarantaine d’organisations. Le PAM a aussi effectué 17 évacuations médicales de personnel humanitaire. L’utilisation de ces services est en constante augmentation, soulignant leur importance cruciale pour assurer la continuité des activités humanitaires, dont l’aide alimentaire d’urgence.

©Pont aérien du PAM, WFP.

Face aux difficultés exceptionnelles rencontrées pour l’acheminement dans de nombreux pays du personnel humanitaire et des matériels tels que masques, gants, tests, respirateurs, un pont aérien d’une trentaine de vols est organisé par les ONG humanitaires du Réseau Logistique Humanitaire et financé par l’Union Européenne avec le soutien de la France et de plusieurs autres Etats. Pour les ONG, cette initiative est complémentaire de l’action du PAM. Qu’en pense-t-on à Rome?

Je me réjouis que cette initiative de pont aérien, portée par la France et les ONG française, ait pu aboutir. C’est réellement un bel exemple de partenariat entre l’Union européenne, ses Etats membres et les ONG. Cette initiative a été très bien reçue à Rome, malgré évidemment quelques inquiétudes initiales que nous nous sommes immédiatement efforcé d’apaiser en soulignant la recherche de complémentarité et d’étroite coordination. La concertation que nous avons menée avec le PAM en amont de la mise en place de cette initiative a été utile à cet égard.

Mais le PAM a très vite perçu que le pont aérien humanitaire européen, qui visait à proposer un nombre limité de vols depuis l’Europe de manière temporaire pour répondre à des besoins très importants qui n’étaient pas suffisamment couverts, était complémentaire de ses services logistiques. Le PAM a salué cette initiative au regard de l’importance des besoins et de l’urgence de la situation, et collabore désormais étroitement avec la DG ECHO afin d’assurer la bonne coordination et complémentarité entre ces services. C’est un excellent exemple de coopération.

Les Nations-Unies ont récemment déclaré avoir un besoin immédiat de financement pour prolonger le pont aérien du PAM au-delà de la troisième semaine de juillet. Les fonds nécessaires seront-ils réunis et quels sont les objectifs spécifiques de cette nouvelle séquence dans un nouveau contexte ?

Le PAM a chiffré ses besoins à 965 millions de dollars américains pour permettre l’accès à l’ensemble de la communauté humanitaire aux services logistiques jusqu’à la fin de l’année 2020. A ce jour, l’organisation n’a reçu que 181 millions, soit 19% du montant total, et cela inclue également des avances de fonds faites à travers les mécanismes internes du PAM. Le PAM a alerté les Etats membres sur l’impossibilité, dans l’état actuel des financements, de poursuivre ces services logistiques au-delà du mois de juillet, mettant en péril la continuité des opérations humanitaires. Il est donc essentiel que davantage de fonds soient réunis, mais nous ne savons pas aujourd’hui s’ils le seront en totalité et si l’ensemble des services pourront être maintenus.

Les financements supplémentaires permettront au PAM de maintenir l’ensemble des services de fret et de transport passager en s’adaptant à l’évolution géographique de la pandémie, c’est-à-dire en renforçant son action dans les régions où la COVID-19 perturbe les chaînes d’approvisionnement, et à l’inverse mettre fin à certains trajets là où les connexions commerciales ont été rétablies.

Au-delà de l’urgence alimentaire, comment l’activité agricole des pays fragiles a-t-elle été affectée et comment en évaluez-vous l’impact à moyen et plus long termes. Quelles sont les mesures et moyens pris par l’OAA et le FIDA pour aider les pays à y faire face dans la durée ?

A moyen terme, les mesures de confinement auront des effets importants sur le niveau d’activité et les revenus des producteurs. La baisse des débouchés, la perte des revenus de transferts par les travailleurs immigrés sont des sources de fragilisation des moyens d’existence des communautés rurales, aggravant leur situation de vulnérabilité.

A plus long terme, le risque est celui d’une déstabilisation durable des systèmes productifs, par les difficultés des petits producteurs d’avoir accès aux intrants et semences importés, de la baisse des investissements productifs voire de la vente des biens de production pour subvenir aux besoins alimentaires du ménage. Cette déstabilisation pourra être génératrice d’insécurité alimentaire, y compris dans les bassins habituels de production agricole.

Depuis le début de la crise, la FAO a appelé l’ensemble des états à maintenir les frontières commerciales ouvertes afin d’éviter les obstacles aux échanges. Elle a mobilisé l’ensemble de ses capacités pour évaluer les répercussions de la pandémie sur l’alimentation et l’agriculture. Elle met à disposition des documents d’orientation et d’appui aux politiques pour répondre à la crise. Elle veille également à collecter et rendre accessible des informations actualisées sur les niveaux de production et les échanges de denrées agricoles, pour aider les pays à s’approvisionner de manière continue.

De son côté, le Fonds international de développement agricole a pris l’initiative de créer un Mécanisme de relance en faveur des populations rurales pauvres, dont l’objectif est d’apporter un soutien renforcé aux bénéficiaires des projets financés par le FIDA, d’atténuer les impacts socio-économiques de la pandémie dans les zones rurales et de contribuer à un relèvement rapide des pays. Plus précisément, ce mécanisme finance: (1) la fourniture d’intrants afin d’éviter toute interruption de la production ; (2) la facilitation de l’accès aux marchés pour aider les petits exploitants à vendre leurs produits ; (3) les transferts monétaires aux petits producteurs afin qu’ils disposent de suffisamment de liquidités ; (4) la fourniture d’informations relatives à l’agriculture par le biais de services numériques. Le FIDA souhaite lever entre 200 et 250 millions USD à travers ce nouveau mécanisme, qui permettra d’atténuer les effets à moyen-terme de la pandémie. Les efforts à plus long-terme sont actuellement en train d’être esquissés, à travers les discussions qui ont lieu dans le cadre de la douzième reconstitution du Fonds, qui a lieu tout au long de l’année 2020.

© OAA/FAO

Après la crise sanitaire, on redoute maintenant une crise économique et sociale quoi pourrait aussi devenir politique. Que peuvent faire, que font, que doivent faire les trois organisations internationales auprès desquelles vous représenter la France ?

En qualité d’organisations multilatérales du système des Nations Unies, les trois organisations basées à Rome ont d’abord la charge de maintenir un dialogue politique constructif entre tous les Etats membres. Le caractère global de la crise doit nous amener à une action multilatérale et coordonnée à l’échelle internationale, et c’est une occasion importante pour rappeler la légitimité du système des Nations Unies à répondre à des crises de cette ampleur.

En parallèle, les institutions romaines sont fortement engagées au côté des gouvernements afin de limiter les impacts socio-économiques de la crise et ainsi éviter d’éventuelles tensions politiques et violences. La crise touche surtout les populations les plus vulnérables, qui consacrent une part importante de leurs revenus aux achats alimentaires. Un exemple de l’impact concret de l’action des organisations romaines sont les systèmes de protection sociale, qui permettent de préserver le tissu productif en évitant le recours à des stratégies d’adaptation à court terme, c’est-à-dire la vente par les ménages de leur capital productif qui mettrait en péril leurs moyens de subsistance dans la période post-crise.

Cette crise ne vous interpelle pas sur la dépendance alimentaire de pays dont une grande partie de la population est pourtant composée d’agriculteurs et d’éleveurs. Ne doit-on pas les soutenir à devenir plus résilient et à mieux assumer leur indépendance alimentaire pour la sécurité des populations ?

La question de la dépendance alimentaire est en effet un facteur de risques qui doit nous amener à chercher des modèles de développement agricole plus durables et résilients, d’autant plus quand on sait que ce sont les populations rurales qui sont les plus vulnérables à la baisse des revenus. Un récent rapport de la FAO montre une hausse des besoins en aide alimentaire au mois de juin et liste 44 pays en situation de dépendance alimentaire.

Cette question de résilience est une priorité pour la France, et cela depuis longtemps : nous insistons sur le besoin de renforcer la résilience des populations face à ces multiples crises et de proposer des réponses fondées sur la durabilité en termes économiques, sociaux et environnementaux. Ce sont des thèmes qui faisaient partie des conclusions du CICID en 2018 et de la Stratégie internationale de la France sur la sécurité alimentaire, la nutrition et l’agriculture durable adoptée en 2019, et je les ai beaucoup défendu à Rome toutes ces années. Il est essentiel de soutenir l’agriculture familiale et les petits producteurs,  dont dépend en grande majorité la production agricole dans de nombreux pays en développement. Parmi ces producteurs, les femmes et jeunes travailleurs sont à la fois des maillons essentiels et plus vulnérables de ces systèmes alimentaires.

Parmi les positions que je défends activement dans les organisations romaines FAO, PAM et FIDA, c’est d’encourager des pratiques qui renforcent à la fois la durabilité environnementale de la production tout en permettant de produire mieux en qualité et en quantité. Les pratiques telles que l’agroécologie offrent l’avantage de reposer sur une main d’œuvre locale, de favoriser la diversité des cultures tout en réduisant la dépendance aux intrants importés et la ponction sur les ressources naturelles. La réduction des pertes de récoltes et du gaspillage alimentaire est aussi un sujet clé qui prend une importance croissante dans les travaux sur les systèmes alimentaires.

Comme Ambassadrice auprès de ces organisations, pouvez-vous expliquer à nos lecteurs en quoi consiste votre action dans le cadre de ces organisations et quelle en est la valeur ajoutée ?

Mon rôle à la tête de la Représentation Permanente de la France auprès de la FAO, du PAM, du FIDA (et qui assure aussi le suivi du Comité de la sécurité alimentaire mondiale –CSA), est d’assurer une bonne coopération entre les acteurs français et ces institutions de façon à ce qu’elles assurent au mieux leur mandat et répondent aux besoins. Cela consiste concrètement dans le fait d’assurer l’information des autorités françaises sur le fonctionnement et les évolutions de ces institutions, de représenter la France dans leurs organes de gouvernance,  d’y promouvoir les positions et les grandes priorités stratégiques françaises et européennes, et de faire le suivi des contributions financières françaises, et de développer des projets de coopération et des partenariats avec la recherche française. Nous avons également à assumer un rôle de défense de la francophonie et d’accompagnement des Français qui travaillent dans ces agences. Nous pouvons conseiller des entreprises françaises dans leurs relations avec ces organisations. En bref nous jouons un rôle de plaidoyer, de facilitateur, de courroie de transmission entre les acteurs français et ces institutions.

Pour conclure, quel est le mot de la fin ?

La pandémie de la covid-19 a ébranlé le monde, n’épargnant aucun pays, et a exposé au grand jour les multiples failles de nos systèmes, notamment alimentaires. Cette crise a donné une forte visibilité aux enjeux de production agricole et de sécurité alimentaire, sans précédent depuis les crises alimentaires depuis 2008. La mise en lumière brutale de ces failles a nourri une réflexion et des discussions entre les Etats et leurs citoyens sur le futur de notre production et consommation alimentaire. Ici à Rome nous étions aux premières lignes dans notre travail avec les institutions romaines. La crise a aussi montré au grand jour combien nous étions loin d’atteindre les objectifs du développement durable que nous nous sommes collectivement fixés.

A cet égard, le Sommet des Nations Unies pour les Systèmes Alimentaires, qui aura lieu à l’automne 2021, est une opportunité unique. Convoqué par le Secrétaire général des Nations unies, ce Sommet s’inscrit dans le cadre de la décennie d’action pour la réalisation de l’agenda 2030 et vise à catalyser les efforts pour rendre les systèmes alimentaires plus inclusifs, équitables et durables. Cet évènement sera à la fois un « Sommet des solutions » orienté sur l’action et un « Sommet des peuples » où chacun doit participer (Etats, société civile, entreprises, associations de producteur, etc.). Cela doit être l’occasion de créer une forte impulsion politique en faveur d’une transformation de nos systèmes alimentaires, en tenant compte des fragilités révélées par la pandémie, et de porter des solutions pour des systèmes plus durables et plus résilients.

La France est engagée pour porter ses priorités telles que l’agriculture familiale, l’agroécologie, la résilience des systèmes alimentaires, l’approche « One health » ou encore les approches territoriales, l’emploi des femmes et des jeunes dans les zones rurales. Nous sommes très directement impliqués dans l’organisation du Sommet, puisque la France a été nommée au Comité Consultatif, qui fournira les orientations stratégiques concernant la vision, le développement et la mise en œuvre du Sommet.

Delphine Borione

Diplomate de carrière qui a occupé de nombreux postes dans les domaines du développement durable et de la coopération économique, culturelle et éducative, Delphine Borione est Ambassadrice, Représentante Permanente de la France auprès de l’OAA (Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture), du PAM (Programme Alimentaire Mondial) et du FIDA (Fonds International pour le Développement Agricole).

Elle a également été la première ambassadrice de la France au Kosovo, conseillère technique de Jacques Chirac à l’Elysée, directrice de la politique culturelle et du français au MAE et Secrétaire générale adjointe de l’Union pour la Méditerranée.

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