La résilience des populations et l’importance de la gouvernance (très localisée) au Sahel.

Le cas du centre et du nord du Mali.

Le Mali fait aujourd’hui office d’épicentre de la grande crise sahélienne autour de laquelle se mobilisent gouvernements régionaux, communauté internationale, bailleurs, diplomates, chercheurs, journalistes et acteurs humanitaires. La crise multidimensionnelle qui affecte principalement, et largement au-delà, les populations maliennes les plus vulnérables et les plus enclavées, alimente de manière continue les causes profondes d’un retrait de l’État et un abandon presque total des populations. Celles-ci sont ainsi livrées aux activités informelles et à l’assistance humanitaire comme seules « planches de salut » dans un contexte où l’insécurité et la criminalité mettent également à mal les équilibres sociaux existants.

Entre déplacements et réinstallations, crises alimentaires et nutritionnelles, fermeture des écoles et centres de santé, fuite des autorités officielles faute de sécurisation de leur présence, les populations du nord du pays puis celles du centre dans un second temps se sont retrouvées quelquefois en autarcie, réinventant leurs modes de gouvernance locale, soit sous la contrainte de groupes armés, soit à l’occasion d’une forme de liberté retrouvée en l’absence de toute présence normative de l’État.

Une telle configuration met en lumière la formidable capacité de résilience des communautés qu’il est important de mieux comprendre, notamment en identifiant clairement les limites à partir desquelles une assistance externe devient vitale, tout en tenant compte des changements et évolutions continues auxquels ces communautés sont exposées.

Le terme « résilience » est utilisé de manière générique selon sa définition la plus courante qui désigne « le retour à la normale d’un territoire ou d’une société à la suite d’un choc ou d’une perturabtion » (Dauphiné et Provitolo, 2003 ; Paquet, 1999). La définition retenue ici est celle du Groupe URD, qui désigne plus précisément « la capacité des populations à anticiper, à s’adapter aux crises et à rebondir après ces dernières ».

Le programme KEY (« être debout » en langue songhaï), s’inscrit dans plusieurs stratégies et visions dont les priorités du Mali établies dans le cadre de l’Alliance globale pour l’initiative résilience (AGIR) au Sahel et en Afrique de l’Ouest. Cette dernière a pour objectif de renforcer la résilience des pays du Sahel et d’Afrique de l’Ouest face aux crises alimentaires et nutritionnelles récurrentes, en partant du principe que ces crises peuvent et doivent être éradiquées.

Alors que les réponses d’urgence restent une nécessité, le postulat de ces stratégies est le suivant : une concentration sur « les causes profondes des crises permettra à terme de faire baisser leur nombre et leur coût ». AGIR définit ainsi la résilience comme « la capacité des foyers, familles et systèmes vulnérables à faire face à l’incertitude et au risque des chocs, à supporter et répondre efficacement à ces chocs, et à s’en remettre et s’y adapter de manière durable ».

©Hamada (Wandey) AG AHMED

La résilience des populations : un concept qui doit devenir une réalité humaine

L’un des premiers indicateurs de succès est déterminé par le nombre de personnes vulnérables bénéficiant d’un accès aux services sociaux de base (santé, éducation, eau, assainissement, hygiène) et par l’amélioration de leurs capacités à faire croître leurs revenus.

Les pays du Sahel et les bailleurs ont adopté le principe selon lequel la préoccupation sur la sécurité alimentaire et nutritionnelle induit la nécessité de ne plus dissocier l’action qui consiste à apporter l’aide humanitaire en temps de crise, de celle plus structurelle visant à combattre la pauvreté et la sous-nutrition endémiques.

D’un point de vue pratique, l’Union européenne (à travers le FFU – fond fiduciaire d’urgence – et le FED – fond européen de développement) a apporté des ressources à hauteur de 40 millions d’euros sous forme de financement du programme KEY avec l’objectif général de contribuer à la résilience des populations vulnérables face à l’insécurité alimentaire et nutritionnelle des six régions du nord et du centre du Mali en travaillant sur 4 piliers combinés :

  • Prise en charge nutritionnelle orientée sur les enfants de moins de 5 ans au niveau communautaire ;
  • Transferts d’argent aux plus vulnérables en lien avec les périodes de soudure ;
  • Renforcement des moyens de production économique des ménages ;
  • Et, enfin, gouvernance via un appui aux autorités locales (maires, préfets, services techniques et instances régionales) dans un contexte où leur présence est si menacée par des hommes en armes que beaucoup n’ont d’autre choix que de se réfugier dans les grands centres urbains.

C’est dans ce contexte que le Groupe URD a été sollicité pour accompagner les acteurs en tant que « tierce partie » chargée de l’apprentissage, l’appui à la coordination et l’agilité « ou gestion adaptative » de l’ensemble du programme. La réalisation d’un suivi contextuel et l’analyse de l’intervention à travers des études de capitalisation et de processus d’évaluation itératifs ont ainsi permis d’ouvrir de nouvelles perspectives de réflexion pour « aller plus loin » dans l’amélioration de la pertinence des interventions. Parmi celles-ci, vient en premier le constat que la résilience d’un individu ou d’une communauté, jusque-là mesurée économiquement, ne saurait être dissociée de la gouvernance locale, des facteurs de participation et de la qualité des rapports sociaux-politiques intra- et inter-communautés.

Si nous retenons qu’une bonne résilience est la capacité à résister à un choc en mettant en œuvre des ressources pour atteindre – voire dépasser – la situation antérieure, il faut aussi noter qu’une partie de la population était déjà soumise avant la crise de 2012 à des chocs climatiques répétitifs que la situation sécuritaire a simplement accru en intensité et en récurrence en affectant sérieusement la capacité des ménages à consommer.

Pour certains auteurs, la résilience est d’ailleurs mesurée à l’indice de consommation et de production de biens matériels. Mais, dans un contexte de confrontations humaines et communautaires, comme dans le nord et le centre du Mali, elle semble aussi déterminée par un facteur rarement mesuré : la qualité des rapports inter- et intra-communautaires et, par conséquent, la capacité de la population à gérer les tensions et créer une forme de stabilité.

Ces rapports sont pourtant mesurables, notamment en se fondant sur le nombre d’incidents entre individus, leur nature, la profondeur de leurs causes directes ou indirectes, et aussi l’existence et l’efficacité de mécanismes ou d’entités morales légitimement reconnues et acceptées comme telles pour servir de levier de médiation et de prévention de conflits. Cela devrait être un lien direct et concret avec la « nouvelle approche opérationnelle » qui recommande de consolider les liens entre les initiatives humanitaires, de développement, et celles diplomatiques, militaires et sécuritaires, regroupées sous l’expression « triple nexus » dans laquelle sont engagés les pays du Sahel.

©Hamada (Wandey) AG AHMED

Décomposition-recomposition sociétale et antagonismes liés à des ressources limitées

Au niveau du schéma institutionnel, la décentralisation mise en place dans les années 1990 a ouvert la porte à un schéma directeur institutionnel inspiré du modèle français où gouvernement central, région, cercle, sous-préfecture, commune et village (ou fraction) sont les entités juridiquement reconnues de haut en bas qui représentent la descendance et l’ascendance par laquelle devrait passer en bout de chaîne l’interaction entre acteurs de développement et populations.

L’échelle la plus locale de ce schéma, la rareté des ressources et un manque de vigilance des acteurs politiques ont poussé les populations à se scinder de plus en plus en « sites » autonomes. Chaque entité géographique initialement homogène s’est enregistrée en plusieurs fractions, chacune détentrice d’un acte légal de constitution délivré par les autorités.

Cette stratégie de la population vise à réduire les risques de son exclusion en termes de ciblage et à limiter l’impact des détournements aux échelles supérieures, mais cela démultiplie en même temps le nombre de sites à couvrir ainsi que les interlocuteurs. Cela pose également des problèmes avec les normes administratives et les pratiques des acteurs du développement : une famille élargie nouvellement constituée en fraction s’installant à 10 km de son site d’origine veut ainsi prétendre à une école, un forage et un centre de santé au même titre qu’un village de 5 000 personnes dans le seul but de transformer les dividendes en activité génératrice de revenu familial au détriment du reste de la communauté géographique.

Quand il s’agit de cibler les plus vulnérables, les échelles sont démultipliées et les individualités prennent souvent le pas sur la notion de communauté : « personne ne représente plus personne dans la réalité ». Les « intérêts et antagonismes » guident les individus au détriment des liens sociaux habituellement convenus comme base de définition d’une communauté.

À ces éléments s’ajoutent des critères d’affiliation (ou non) à un parti politique, un groupe social plus large, voire un groupe armé, lesquels favorisent la multiplication des « arrangements » avec les intermédiaires de l’aide (acteurs, autorités traditionnelles ou étatiques, etc.), développent une forme de courtage via des acteurs locaux – intermédiaires quelquefois créés sur mesure -, et relancent de nouvelles concurrences entre communautés en termes d’accès aux services de base mais aussi de nouvelles ambitions de représentativité politique.

Cette connexion entre représentativité politique et instrumentalisation (ou appropriation des services de base par des individus ou groupes d’individus) n’est pas sans impact sur les relations sociales et la dégradation de la bonne gouvernance locale. Par conséquent, elle induit injustices, conflits et instabilités.

Entre les besoins des populations pour accéder aux services de base et leurs capacités à maîtriser leur gestion totale à l’échelle la plus décentralisée possible de l’État, d’autres « acteurs » tentent de s’infiltrer. Les motivations et défis sont en effet multiples : ambitions politiques de personnalités issues de ces communautés, manque de vision et parfois corruption d’agents de l’État, mouvements armés en course vers la légitimité pour devenir des interlocuteurs significatifs dans le cadre des accords d’Alger (signés entre le Mali et les groupes armés du Nord), groupes radicaux en quête de soutiens et de relais pour mieux s’implanter, etc. Les populations sont dès lors devenues « actrices et victimes », « instrumentalisées » et « instrumentalisant » en même temps.

Ces différents éléments expliquent toute la complexité contextuelle et les difficultés pour les acteurs internationaux, tant humanitaires que de développement, à trouver une formule efficace pour atteindre les objectifs en matière de résilience des populations les plus vulnérables, mais aussi respecter le « do no harm » tout en garantissant des conditions optimales en termes de redevabilité.

Lors de nos analyses et évaluations, nous identifions souvent des « signaux faibles » parmi lesquels des accusations de détournement de l’aide, en particulier à propos des distributions d’espèce via transfert monétaire, des cantines scolaires ou des salaires d’enseignants ou infirmiers considérés par les populations comme « fictifs ». Ces accusations sont notamment formulées à l’encontre des « intermédiaires » qui font le lien décisionnel avec les populations.

Même si le contexte est favorable à une forme d’omerta empêchant la production de preuves indiscutables, nous avons néanmoins constaté selon nos observations que ces charges oscillent entre réalité et, parfois, tentatives de discréditer « l’autre ». Cette logique de concurrence en matière d’accès à la ressource peut être couplée à une autre stratégie sociale de redistribution des richesses (distribution suivant des critères propres aux communautés – différents de ceux des acteurs humanitaires et en leur absence) qui s’analyse comme une « réorientation interne par rapport à l’objectif visé des projets » ne produisant pas forcément un « enrichissement illicite ».

Vaccination du cheptel ©Hamada (Wandey) AG AHMED

Gouvernance et redevabilité « par » et « pour » les populations bénéficiaires

La plupart des programmes intègrent pourtant une dimension « gouvernance » comme pilier vertical ou activité transversale mais prennent peu en compte ce besoin d’une gouvernance intra-communautaire comme base de départ et facteur principal de succès ou d’échec totalement indépendant de l’expertise technique déployée.

Des réalités complexes au cœur de cette redevabilité convergent des intérêts individuels, enjeux collectifs, cadres rigides et participation locale posant des défis pour l’intégration des visions des populations dans les plans de développement locaux, Pourquoi pas un « un droit à la bonne gouvernance » comme droit inaliénable du citoyen ?

Les activités liées à la gouvernance concernent principalement les structures et acteurs classiques du développement : administration, services techniques, ONG, associations, partenaires techniques et financiers. Au niveau des collectivités, on retrouve trois types de structures : Comité Communal d’Orientation, de Coordination et de Suivi d’Actions de Développement (CCOCSAD), Comité Local d’Orientation, de Coordination et de Suivi d’Actions de Développement (CLOCSAD), et Comité Régional d’Orientation, de Coordination et de Suivi d’Actions de Développement (CROCSAD) qui constituent la charpente structurelle autour de laquelle sont organisées les activités de renforcement et d’appui à la gouvernance locale (niveaux commune, cercle et région).

Or, dans le contexte malien et de façon plus générale sahélien, avec la crise de confiance majeure qui existe entre les populations et tout ce qui représente l’État, nous avons néanmoins remarqué que la participation aux cadres de concertation et aux instances politiques locales (motivation à être membre des bureaux) peut souvent être liée à des agendas personnels à but d’ascension sociale, politique, sécuritaire ou pécuniaire, l’intérêt des communautés se trouvant reléguée au second plan.

D’une part, ces mécanismes ont peu de réalité ailleurs que sur le papier et, quand des réunions ont véritablement lieu, la faible capacité des élus et des chefs coutumiers qui les constituent et les animent, combinée aux motivations quelquefois intéressées sur les sous-traitances et les passations de marché (entre autres) et/ou des enjeux communautaires abordés précédemment, compromettent vite le dialogue entre parties prenantes. Des solutions sont souvent trouvées au cas par cas pour débloquer la participation de ces dits « représentants des populations » mais elles ne fonctionnent pas systématiquement dans la durée.

Il est en effet difficile – voire « bloquant » – de faire « sans l’autorité » alors que la prise en charge financière d’activités comme la convocation, la tenue et le suivi de cadres de concertation ne relève pas du ressort des ONG. Pourtant, les rapports de leurs délibérations sont concrètement édictés parmi les indicateurs d’atteinte des objectifs d’un programme. Ainsi, un grand nombre d’activités nécessitant une pleine implication des services de l’État et/ou des collectivités existent uniquement parce qu’elles sont financées par des ONG ou des bailleurs de fonds. Si les causes profondes sont trop nombreuses pour être développées ici (parmi elles, le peu de moyens dont dispose l’État), le résultat est in fine l’effet de « monétisation » des services régaliens transformés en « prestation pour le payeur » en vue de leur effectivité. Nous sommes donc parfois loin du « service public homogène et constant » dont la fonctionnalité constitue le postulat de départ des programmations budgétaires des acteurs de l’aide.

Dans le schéma directeur de la décentralisation, chaque activité doit aussi être intégrée dans le cadre approprié (régional et local) à travers les Programmes de développement économique, social et culturel (PDESC) des communes qui permettent de prendre en compte les préoccupations légitimes des populations et de leur apporter les réponses appropriées.

Ces programmes sont élaborés – en théorie – tous les cinq ans et révisés – toujours en théorie – tous les ans. Aussi, pour les acteurs humanitaires qui fonctionnent sur une autre temporalité (celle des besoins face aux crises), la programmation a priori dans le calendrier des institutions entre en conflit avec la programmation « budgétaire » a posteriori liée aux dynamiques imposées par les bailleurs. Dès lors, ces deux processus souvent asynchrones conduisent à des crispations ou aboutissent à une forme « d’intégration forcée » qui finit par être également monétisée via un financement dédié pour que cela puisse être reporté aux bailleurs comme une intégration effective et réussie.

Cette rigidité du cadre et ces jeux d’intérêts, sont à la fois impactant en matière d’agilité et d’adaptabilité des projets et compromettants pour les parties prenantes là où la redevabilité hyper-localisée de l’aide devrait appeler à la préservation d’une culture et d’une éthique citoyennes. Dans un contexte d’absence de l’État, caractérisé par la prédominance d’acteurs informels de la violence, quelle stratégie adopter alors pour limiter ces effets pervers et assurer l’atteinte d’une résilience effective et renforcée des populations les plus exposées à la vulnérabilité ?

Tous ces facteurs qui alimentent les crises intra-communautaires et se superposent sont essentiels à comprendre et à prendre en compte avec des réponses mieux adaptées et encore plus localisées qui intègrent le binôme « redevabilité et gouvernance » au sein des communautés bénéficiaires tout comme dans la chaîne des interlocuteurs et intermédiaires.

Si les combats d’hier s’appelaient entre autres « droit d’ingérence humanitaire », ceux de demain ne doivent pas se limiter à « un triple nexus » théorique mais appellent, bien au-delà, au besoin impératif d’une introduction dans le corpus des lois et pratiques internationales de la notion contraignante de « Droit inaliénable à l’organisation collective » respectant la pertinence des territorialités avec et via un contrôle suffisant sur l’appareil public, restant toujours « mandataire ».

Tout le défi serait de trouver les bonnes stratégies permettant de soutenir les capacités des individus à s’organiser, afin de sortir des dynamiques de dépendance. Soutenir ce droit et en favoriser l’exercice libre plutôt que d’essayer d’établir des solutions toujours technocratiques à la place des individus impactés par les crises serait une bonne piste d’action.

C’est à cette seule condition que le cadre deviendra probablement propice à terme à la durabilité de l’aide, de la stabilisation et fera donc du développement de ces communautés une réalité.

Hamada (Wandey) AG AHMED

 

Qui est Hamada (Wandey) AG AHMED ?

Wandey est diplômé de l’Université Paris 12 (Master en gestion humanitaire et actions de développement) et de l’école Bioforce à Lyon.

Depuis 20 ans, il travaille avec plusieurs organisations (Croix-Rouge française, Solidarités, ACF, Save the Children, Oxfam entre autres) et tout récemment au SIF comme responsable régional Afrique basé à Paris.

Après ses premières expériences en Afrique centrale, il a occupé plusieurs postes de chefs de mission au Sahel, avec des programmes axés sur la résilience, la santé, la nutrition et la sécurité alimentaire avant de rejoindre le Groupe URD en avril en 2019, en tant que Coordinateur Pays au Mali. Il y est notamment en charge de l’appui au programme KEY financé par l’Union européenne.

Ce franco-malien de double culture s’intéresse particulièrement « aux signaux faibles » et aux questions qui affectent les populations les plus vulnérables et les plus exposées à tous les risques en tant qu’observateur-témoin de changements et analyste.

Il a notamment coordonné plusieurs études dont la plus récente est centrée sur un « patrimoine humain et environnemental oublié » que consiste le lac Faguibine en partenariat avec l’AFD. https://www.urd.org/wp-content/uploads/2020/10/AFD-Mali_Etude-Faguibine_FINAL.pdf

 

 

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