L’humanitaire est-il encore en mission ? Le débat continue.

Editorial d’Alain Boinet.

Eté 1968 : l’essor du photojournalisme expose aux yeux du monde l’ampleur de la famine au Biafra

 

“La cour est envahie par des centaines de nos petits bonshommes, abandonnés et nus. Ceux qui peuvent tenir sur les jambes sont dehors, déambulent, errent lentement, les mains souvent croisées sur la poitrine, plus maigres que jamais. D’autres sont assis ou couchés au milieu de la cour, dans les coins, tous avec leurs grands yeux et leurs beaux visages qui ne peuvent plus sourire. Ils ont faim et attendant… de quoi manger ou la mort.

Des cadavres gisent un peu partout aussi, à terre dans la cour, dans les salles, sur les lits et en dessous. Nous en ramassons et en enterrons immédiatement une quarantaine.”

Extrait du livre de Louis Schittly,
L’homme qui voulait voir la guerre de près. Médecin au Biafra, Vietnam, Afghanistan, Sud-Soudan. Edition Arthaud avril 2011

 

L’humanitaire est-il encore en mission ?

Cela a été une véritable traînée de poudre ! En quelques jours, vous avez été plus de 2 500 à lire  « L’humanitaire est-il encore en mission ? » de Pierre Brunet. Le tam-tam des réseaux sociaux a rameuté la communauté humanitaire aux 4 coins du monde, et nous osons croire que cela est le signe d’un humanitaire concerné, réactif, responsable de sa mission.

Le questionnement de Pierre Brunet nous interpelle : « Qu’avons-nous perdu en chemin ? ». Ou encore quand il constate que « pour une ONG aujourd’hui, le rapport essentiel, prioritaire, fondateur, n’est plus le rapport au bénéficiaire, mais le rapport au bailleur ». Et si « l’humanitaire n’était plus qu’un service, une prestation ne répondant qu’aux lois du marché » ?

Ce questionnement était aussi l’objet de la conférence organisée à Paris le 7 novembre par la revue Alternatives Humanitaires avec l’Institut HI pour l’action humanitaire sur le thème de « l’aide humanitaire de 1968 à 2018 : ruptures et continuités ».

 

1968-2018, 50 ans d’aide humanitaire depuis la guerre du Biafra.

D’emblée, Virginie Troit de la Fondation Croix Rouge nous a invité à  mettre en résonance l’histoire avec les enjeux  humanitaires présents et futurs tout en rappelant que dans les années 1970 naissait en France un nouveau type d’aide caractérisée par la combinaison de l’urgence et du plaidoyer. C’est la fameuse loi du « tapage médiatique » chère à Bernard Kouchner selon lequel un drame dont on ne parle pas dans les médias est un drame qui, malheureusement, n’existe pas. Le déclic est bien né de la guerre du Biafra.

Alors, demande Virginie qui modère la conférence, c’était comment dans les années 1980 en Afghanistan, véritable berceau et creuset d’un autre humanitaire ? Alain Boinet de Solidarités International témoigne. Quand nous sommes arrivés en décembre 1980 au nord du Pakistan, il y avait un dispositif humanitaire avec les Nations unies et des ONG pour aider les réfugiés afghans, mais personne ne pensait à se risquer de l’autre côté de la frontière où vivait la population afghane victime d’une guerre qui lui était imposée par l’Union soviétique et l’Armée rouge.

Afghanistan, Province du Paktia, janvier 1981. Membres de MSF et Solidarités International avec au centre Claire Constant, infirmière, Philippe Chabasse, médecin (3ème depuis la droite) avec sa gauche Alain Boinet puis Patrice Franceschi | © Philippe Chabasse

C’est là que s’est forgé pendant 10 ans un nouvel humanitaire avec MSF, AMI, MDM,  AFRANE, MADERA, Solidarités International… puis d’autres plus tard. Nous pénétrions clandestinement en Afghanistan, sans visa, à pied, habillés en Afghans, sans aucun moyen de communication, bénévolement et sans le moindre soutien financier des bailleurs pendant trop longtemps.

C’est là que nous avons inventé l’humanitaire non médical, le « cash for food », notamment en distribuant directement et en public de l’argent aux familles affectées par la guerre. Dans le même temps, nous sommes allés dans toutes les capitales pour plaider la nécessité pour les institutions de financer aussi ce type d’aide alors nouveau et marginal.

Alors, continuités ou ruptures ? Si pour Anne Le Noêlou, sociologue et maître de conférences à l’Université Paris 1, il y a continuité, pour Nathalie Herlemont de l’Institut HI pour l’action humanitaire, il y a plutôt eu une dynamique de glissement et, de toute façon dit-elle, on ne parle pas de la même chose en 1970 et aujourd’hui quand on parle d’aide humanitaire.

Jean-Hervé Bradol, directeur de recherche à la Fondation MSF-Crash, pousse le paradoxe jusqu’à dire que si l’humanitaire est un terme fourre-tout, ce qui est bien le cas aujourd’hui, le sans-frontièrisme est une invention journalistique, et d’ajouter que l’humanitaire a été rendu possible par la décolonisation !

 

L’humanitaire responsable du développement et de la paix ?

Alors, continuités ou ruptures ? Et si la rupture en cours aujourd’hui, c’était la stratégie des Nations unies du « New Way of Working » qui chercherait à embarquer les humanitaires dans une logique  les conduisant à  assumer le développement et les processus de maintien ou de rétablissement de la paix ?  Nathalie Herlemont répond que la diversité des acteurs, des modes d’intervention est une valeur ajoutée face au risque de réponse formatée en ajoutant que les acteurs humanitaires ne sont pas responsables de la paix, ce qui est juste même si nous devons la désirer.

Mais, qu’il y ait continuités ou ruptures, et les deux ne sont pas incompatibles, pour Jean-Hervé Bradol l’aide humanitaire s’est nettement améliorée, tant sur le plan médical, de la chirurgie, de l’aide alimentaire et il est pour lui erroné d’affirmer que le monde se fermerait à l’aide humanitaire alors qu’il n’a jamais été aussi ouvert.

Et Virginie Troit de rappeler qu’il y aurait actuellement 450 000 humanitaires dans le monde et une floraison de nouveaux acteurs. L’humanitaire serait-il victime de son succès…ou plutôt et heureusement de sa nécessité ? Pour Alain Boinet, hier comme aujourd’hui, l’enjeu est bien toujours et encore l’accès des secours aux populations en danger. Et si l’industrialisation de l’aide permet d’accroître les capacités de l’aide pour le plus grand nombre, n’oublions pas les populations les plus difficiles d’accès dans les zones les plus difficiles et les plus dangereuses.

 

Conclusion, le débat continue !  

Nous n’allons pas ici conclure hâtivement sur cette question essentielle. L’enjeu est crucial tant il paraît évident que pour savoir où l’on va, il est indispensable de savoir où l’on est et d’où l’on vient ! C’est donc une invitation à débattre que propose aujourd’hui « Défis Humanitaires ».

Les livres que nous avons récemment présentés ici, celui de Philippe Chabasse, de Pierre Micheletti ou de Rachid Lahlou (rubrique réflexions-livres) permettent d’éclairer notre histoire. Le dernier numéro de l’excellente revue « Alternatives Humanitaires » est pour une large part dédié à cette question au cœur de l’histoire d’une action qui ne s’arrête pas.

Alors, n’hésitez pas à participer à cette réflexion que ce soit avec un mot d’encouragement, une remarque, 5 ou 10 lignes, une page ou plusieurs. Les occasions de se pencher sur notre passé et de nous mobiliser pour l’avenir sont rares, ne les ratons pas !

Vous trouverez la suite du débat dans les prochaines éditions de « Défis Humanitaires » que nous vous invitons à partager autour de vous. Merci.

 

Alain Boinet.


Lire le dernier numéro de Alternatives Humanitaires.

Lire l’éditorial d’Alain Boinet sur l’indifférence.