Les technologies de l’information : une réelle révolution des pratiques humanitaires ?

Une interview de Martin Noblecourt, responsable projet Missing Maps, et d’Edmond Wach, responsable projet en gestion de l’information chez CartONG, par Défis Humanitaires.

 

CartONG est une association qui, depuis 12 ans, se consacre à l’information géographique,  mais aussi aux populations destinataires de l’aide et aux contextes d’intervention dans le but d’améliorer l’aide humanitaire comme celle dédiée au développement. CartONG participe également à un groupe de travail des ONG dites « de support » dans le cadre de la Coordination Humanitaire et Développement (CHD) dont elle est membre afin de  renforcer ce secteur et de mobiliser des soutiens à son action.

Cartes de suivi épidémiologique réalisées dans le cadre de la lutte contre Ebola, mission MSF à Gueckedou en Guinée (2014 | © CartONG

A la création de CartONG, en 2006, quel était votre projet ?  Comment a-t-il évolué depuis avec le temps, et pouvez-vous en évaluer les résultats 12 ans plus tard ?

 

CartONG avait été créé autour de la double idée d’améliorer la qualité de la gestion de l’information dans les organisations, et de fournir de meilleures conditions de travail pour les professionnels du secteur. L’objectif était de casser le turn-over qui nuisait à la mémoire institutionnelle des ONG et agences onusiennes, en fournissant un « centre de ressource » mutualisé à la disposition du secteur : CartONG (vous retrouverez cet historique dans la vidéo réalisée pour nos 10 ans).

Plus d’une décennie plus tard, nous avons gardé cet objectif d’améliorer le travail du secteur avec des valeurs fortes de qualité, de mutualisation et de formation. Nous nous sommes ouverts à de nouveaux outils ; alors que nous travaillions au départ essentiellement sur les Systèmes d’Information Géographiques (SIG) et la cartographie, nous avons depuis étendu nos activités à d’autres thématiques, en gestion de l’information, collecte de données sur mobiles, participation au projet mondial collaboratif de cartographie OpenStreetMap, drones, développement d’applications web géographiques, etc.

La notion de partenariat est toujours au cœur des activités de CartONG, avec les partenaires humanitaires que nous soutenons mais aussi avec d’autres ONG « support » qui nous complètent comme ACAPS ou le Groupe URD. Nous nous ouvrons également de plus en plus au secteur du développement avec un partenariat en cours d’élaboration avec l’AFD.

Nous avons remporté quelques beaux succès comme l’appui à la création de l’Unité SIG de MSF qui est maintenant positionnée au niveau du mouvement avec un Map Centre, une équipe au siège à Genève et des dizaines de déploiements à travers le monde notamment lors de la crise Ebola de 2014 qui avait assis le rôle de la cartographie comme une fonction-support clef. On pourrait aussi citer les enquêtes nutritionnelles SENS de l’UNHCR que nous avons fait basculer sur smartphones dès 2009, le « MDC Toolkit » mis en place avec la Fondation Terre des hommes qui propose de la documentation sous licence libre sur la collecte de données sur mobiles, ou encore la mise en œuvre du projet Missing Maps en France. Cependant, nous continuons encore à nous battre pour faire comprendre aux ONG, notamment françaises, que les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ne sont pas que des gadgets, mais que les outils de gestion de l’information, s’ils sont mis en place avec les ressources et la réflexion adéquates, peuvent être des atouts importants pour la mise en œuvre de leurs activités.

 

Vous venez d’organiser à Chambéry un séminaire d’une semaine avec des ONG, des agences, des institutions. Quel était le programme, et comment voyez-vous les améliorations de l’emploi des nouvelles technologies de l’information géographique parmi les acteurs humanitaires ? En quoi cela améliore-t-il concrètement les secours humanitaires pour les personnes en danger ?

 

Tout d’abord, en dépit de son nom, la conférence de 3 jours – le GeONG – ne s’est pas concentrée que sur l’information géographique, mais bien sur l’ensemble des technologies, pratiques et processus en matière de gestion de l’information au sens large (géographique, bénéficiaire, de contexte, etc.) et ce dans les contextes humanitaires, de sortie de crise comme de développement.

Le programme était donc naturellement chargé, avec à la fois des débats entre experts du secteur et des ateliers pratiques pour sensibiliser les participants à de nouveaux outils ou approches, mais aussi avec des moments plus conviviaux tels que le « fail fest ». S’appuyant sur le thème central de la conférence « Perfection vs. Good Enough », les sessions se sont principalement articulées autour des thématiques de la protection des données, du suivi-évaluation des projets technologiques, de l’intelligence artificielle, des approches centrées utilisateur et enfin du travail en consortium et de l’interopérabilité des outils. L’ensemble des vidéos des sessions et des présentations utilisées seront d’ailleurs disponible dans les prochaines semaines sur notre site.

Les NTIC intéressent de plus en plus les acteurs humanitaires et du développement (preuve en est du nombre d’organisations et de sponsors que cette édition 2018 a attiré), et l’utilité de ces dernières n’est désormais plus à démontrer. Grâce aux NTIC, la quantité mais aussi la richesse et la qualité (via des possibilités de contrôle plus avancées par exemple) des données collectées, traitées et analysées a sensiblement augmenté, permettant un suivi plus holistique et plus précis, et ainsi des prises de décisions plus éclairées. Les temps de traitements des données se sont drastiquement réduits (via notamment l’utilisation exponentielle de terminaux mobiles en lieu et place des saisies manuelles) et les modalités de leur partage se sont grandement améliorées, permettant un suivi partagé des activités et de certains indicateurs en temps réel ; et ainsi une meilleure flexibilité des projets et une meilleure communication des données au sein des équipes opérationnelles et entre base-coordination-siège. Les nouvelles technologies commencent également à transformer les modalités de relation avec les populations bénéficiaires et le champ de la redevabilité dans son ensemble : le partage d’information est désormais plus aisé, les canaux de communication permettant une communication plus horizontale et de faire remonter feedback et plaintes se multiplient (SMS, messagerie instantanée, médias sociaux, call centers…) et une implication numérique dans la mise en œuvre des projets est de plus en plus observée (crowdsourcing, etc.)

La multiplication des technologies sur les terrains d’intervention soulève néanmoins également de nombreux défis auxquels les organisations se doivent de répondre avec des moyens suffisants : capacité d’attirer des compétences pointues pour gérer ces nouveaux outils et méthodes, capacité de collaborer avec des prestataires de solutions informatiques privés n’ayant pas la même culture, formation des équipes dans ce changement de paradigme (importance par exemple de développer la data literacy), investissements suffisants dans l’accompagnement du changement des pratiques liées aux nouveaux usages numériques et à la digitalisation de process souvent complexes et peu matures, etc.

Il est également extrêmement important de ne pas tomber dans les travers dans lesquels ce type de technologies pourrait nous entraîner : infobésité retardant inexorablement les prises de décisions, approche purement extractive des données (sans retour aux communautés), simplification de la réalité terrain via des modèles algorithmiques (sélection ou profilage automatique des ménages bénéficiaires ou localisation des points d’eau par exemple) au détriment des données qualitatives, enfin protection des données.

En résumé, les choses avancent mais il reste encore beaucoup à faire !

Réunion de préparation du plan de développement, Phon Kha Khe Bang national park, Mission pour la GTZ au Vietnam (2010) |© CartONG

L’emploi de ces informations soulève-t-il des questions éthiques, et comment les prenez-vous en compte dans la formation et l’emploi de vos outils ? Ces outils peuvent-ils eux-mêmes poser des questions de sécurité, voire de risque, tant pour les utilisateurs que pour les populations auxquelles ils s’appliquent ? Comment faites-vous pour l’éviter ?

 

Les enjeux éthiques soulevés par les nouvelles technologiques sont nombreux et nous ne sommes qu’au tout début de cette prise de conscience.

Il faut tout d’abord pointer l’importance d’utiliser ces nouvelles technologies de manière responsable en intégrant les principes du « ne pas nuire » et du droit à la vie privée des communautés et personnes ciblées par les projets. Le respect de la protection des données sous tous ses aspects (sécurisation, minimalisation de la collecte, proportionnalité, consentement, droit à la rectification et à la suppression…) doit ainsi être un critère fondamental d’analyse de tout projet incluant une collecte ou une gestion de données.

Si de plus en plus d’acteurs se sentent concernés par le sujet (notamment grâce à l’introduction du nouveau Règlement Général de Protection des Données européen, à la mobilisation d’acteur majeur comme le CICR qui révise actuellement son 1e manuel sur la protection des données… et aux premiers scandales tels que celui de RedRose par exemple), la compréhension des enjeux de la donnée à l’échelle des opérations et le changement des pratiques sur le terrain demeurent encore faibles, pour ne pas dire balbutiants. À ce jour, trop peu d’acteurs collectent un consentement et expliquent leurs droits aux populations bénéficiaires avant de débuter une collecte de données les impliquant ! Trop peu d’acteurs analysent les risques auxquels ils exposent les communautés cibles avant une collecte de données ! Trop peu d’acteurs mettent à disposition de leurs équipes terrains des dispositifs d’encryption des données ! Trop peu d’acteurs détruisent les données personnelles qu’ils collectent quand ils n’en ont plus besoin !

Ainsi, certains acteurs n’hésitent plus à utiliser le terme de catastrophe annoncée, tels que par exemple des universitaires d’Harvard : « La prolifération des TIC, tant parmi les populations touchées que parmi les acteurs humanitaires, dévoile l’existence de failles cruciales dans les cadres juridiques et éthiques qui définissent et régissent traditionnellement la conduite professionnelle des acteurs humanitaires. Ces failles ne sont un secret pour personne, pas plus que le manque de professionnalisation dans les domaines de la protection des données et de l’utilisation des TIC. Elles ressemblent de plus en plus à une catastrophe annoncée ».

Il est à noter que les ONG françaises ne sont clairement pas en première ligne sur ce sujet à l’heure actuelle, et que très peu d’entre elles sont dotées de politiques, d’outils et de processus liés à la protection des données au niveau des terrains et des bénéficiaires.

Alors que faire ? À notre niveau, en tant que partenaire spécialisé des ONG et organisations mais ne mettant pas en œuvre directement des outils sur le terrain (nous ne sommes qu’en appui), nous avons naturellement la responsabilité de sensibiliser et de former nos partenaires à ces enjeux, ce que nous faisons à chaque fois que l’occasion se présente. Nous nous devons également de conseiller au mieux nos partenaires et d’alerter quand nous observons des pratiques ne respectant pas les principes de protection. Enfin, nous nous devons d’inclure cette réflexion dès la conception des outils que nous développons (principe du « privacy par design »).

Néanmoins, la responsabilité première demeure dans l’utilisation qui est faite des outils par les acteurs de terrain, ce qui demande un changement des mentalités et des pratiques relativement important. Changement qui ne peut se faire naturellement seul et qui demande comme bien souvent des investissements et des ressources : sensibilisation et formation des équipes avant tout, mise à disposition d’outils adaptés qui permettent de faciliter l’intégration de protection des données sans trop contraindre les pratiques du terrain, investissement en personnel-ressource (data protection officer au siège et sur chaque mission…)

On peut cependant craindre que les acteurs de terrain (qui doivent, il faut bien le noter, acquérir une fois de plus de nouvelles compétences sans augmentation liée de leurs financements) n’évoluent que sous la contrainte des bailleurs ou de scandales.

Formation dans le cadre d’une enquête nutritionnelle, mission pour le HCR au Niger (2013) | © CartONG

Comment imaginez-vous les progrès dans les prochaines années, et quelle pourrait être la place de l’intelligence artificielle dans ce domaine ?

 

Avant de parler d’intelligence artificielle, thème certes à la mode, il nous semble important de mentionner le fait qu’il existe un décalage croissant entre d’un côté un discours orienté technologies « clinquantes » et, de l’autre, les pratiques et difficultés quotidiennes des humanitaires sur le terrain. Alors que les posts de blog parlant d’intelligence artificielle, de big data ou de blockchain se multiplient, il ne faut pas oublier que sur le terrain on observe au niveau des équipes, des partenaires et opérateurs encore beaucoup d’improvisation et de « bricolage » pour répondre à des besoins du quotidien qui pourraient être jugés comme « basiques »  (gestion des données des bénéficiaires, suivi des infrastructures, etc.) et les échecs de projets technologiques aux coûts élevés s’accumulent au sein des sièges ou des centres opérationnels régionaux des ONG. Comme le reste de la société, le secteur de l’aide est sans doute marqué par un « tech-optimisme » et « innovation-optimisme » qui a tendance à occulter les défis, risques et difficultés apportés par les nouvelles technologies.

À « l’ère du numérique humanitaire », (cf. http://alternatives-humanitaires.org/fr/2018/07/03/new-technologies-put-to-the-test-of-humanitarian-ethics/) des technologies « émergentes » telles que la business-intelligence, le big data ou l’intelligence artificielle vont donc très probablement continuer à modifier nos pratiques de gestion et suivi des projets. Il n’est pas certain néanmoins qu’elles les révolutionnent comme certains aiment à le penser.

Alors, de quoi sera fait l’avenir ? Cela est naturellement difficile à prédire. Il est certain que l’appropriation des technologies deviendra un élément clé de la modalité de réponse aux crises et que les différents acteurs devront s’emparer de ce sujet au risque d’être mis de côté. Néanmoins il n’est pas certain que nous devons espérer de nouveaux outils et technologies, alors même que les pratiques et usages de ceux dont nous disposons déjà ne sont pas nécessairement utilisés à l’échelle. Comme évoqué dans l’article ci-dessus, il serait peut-être bon de commencer à penser à établir des « normes techniques minimales pour les activités d’information humanitaire » avant d’attendre des révolutions.

 

Quels messages souhaitez-vous adresser à vos partenaires et à nos lecteurs ?

 

Les nouvelles technologies de l’information ne restent évidemment qu’un moyen de mieux aider et ne sont pas une fin en soi, néanmoins bien maîtriser ces dernières demeurent essentiel pour ne pas « faire du mal » (do no harm) et pour qu’elles soient vraiment à l’origine d’une meilleure efficience et efficacité des projets humanitaires (et non pas juste pour être à la mode ou faire de la communication dessus). Tout cela nécessite évidemment des compétences et des moyens, ne les sous-estimez pas dans vos projets !

Si vous voulez en savoir plus, nous vous encourageons à lire notre article paru dans Alternatives Humanitaires en juin, ou encore mieux à venir en parler au prochain GeOnG en 2020 ! Vous pouvez nous contacter pour discuter des modalités d’un éventuel soutien de CartONG auprès de votre structure sur ces thématiques.

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