
Ou la géopolitique des cycles, disséquée par Gérard Chaliand, Nicolas Rageau et Roc Chaliand
En géopolitique, les évènements importants, les bascules, ne commencent pas et ne finissent pas forcément aux dates que l’on nous a apprises, celles que l’on cite par réflexe, sans réfléchir… Et de même, ceux-ci ne se cristallisent pas toujours là où les médias d’actualité nous le font croire… Tels sont les prolégomènes de l’analyse ayant abouti, 40 ans après la publication de L’atlas stratégique – géopolitique des rapports de force dans le monde par Gérard Chaliand et JP Rageau, à l’édition d’un nouvel opus Atlas stratégique – De l’hégémonie au déclin de l’Occident (éditions Autrement), par Gérard Chaliand, Nicolas Rageau et Roc Chaliand, décortiquant les bouleversements d’un monde devenu multipolaire…
Si Nicolas Rageau et Roc Chaliand sont cartographe pour le premier, et ancien directeur du magazine Ever pour le second, Gérard Chaliand, lui, est un « géostratège de terrain » ayant parcouru, au long de son chemin, beaucoup des zones de conflits et de guérilla du 20ème siècle… et maintenant du 21ème… Cette expérience reconnue, devenue une expertise, l’a amené à enseigner à l’ENA, à l’école de guerre, ou encore, en tant que professeur invité, dans de nombreuses universités internationales, outre la publication d’une cinquantaine de livres…

Cette discipline consistant à apprendre d’abord de la réalité, puis à placer celle-ci dans un perspective historique longue – une démarche que beaucoup « d’experts en relations internationales » oublient parfois – est le fondement de « l’intelligence des rapports de force » de Gérard Chaliand. Par ailleurs, pour ne jamais penser dans l’étroitesse convenue et confortable « du point de vue de chez soi », celui-ci s’efforce de regarder, analyser, penser les dynamiques géopolitiques « du point de vue de l’autre », c’est-à dire en regardant le monde – et donc en NOUS regardant, nous Occidentaux – avec les yeux et l’esprit de ceux qui souvent ne sont pour nous que des préjugés, des étiquettes, des altérités que nous comprenons peu et mal, entravés par nos présupposés confortables. Or, le monde comme l’histoire, du point de vue d’un Chinois, d’un Africain, d’un Russe, d’un Iranien, ce sont des perceptions, et des réalités, souvent bien différentes des nôtres… Pour ne pas être dépassé (ou vaincu…) par ce qui nous arrive parfois de cette lointaine altérité, il faut changer son regard et ses certitudes…
Ainsi, ce nouvel Atlas choisit de mettre en perspective, sur trois siècles, la perception de l’hégémonie occidentale sur le monde par cet « Autre », le « dominé »… qui est souvent devenu, ouvertement ou insensiblement, au cours du temps ou à l’occasion de brusques tectoniques de puissances, le « dominant ». Dans cette optique neuve et « nettoyée » d’idées reçues, nous découvrons (ou redécouvrons) quelques vérités inattendues. Prenons trois exemples mis en lumière, parmi beaucoup d’autres, dans l’ouvrage :
Le choc des civilisations ; nous avons tous en tête, depuis la parution de l’ouvrage éponyme de Samuel Huntington en 1996, cette idée d’une confrontation entre la civilisation-culture occidentale moderne et « les autres » (Huntington en compte huit, dont la civilisation-culture asiatique, musulmane, etc.). Si l’analyse de Huntington n’est pas fausse, son succès a fait oublier un fait historique que cet atlas nous rappelle : ce choc des civilisations s’était en réalité déjà produit au 19ème siècle « avec la brutale irruption des impérialismes européens à l’échelle globale »… Eh oui, pour « les autres », le « choc des civilisations », ce fut nous, les Occidentaux…


L’empire du milieu ; cette formule devenue un cliché que l’on retrouve, au-delà de l’histoire, dans bien des domaines (arts, journalisme, etc.), et qui évoque des images de métropoles chinoises surpeuplées, d’empereurs enfermés dans leur cité interdite puis de dictateurs rouges, a écrasé une vérité effacée des récits : le véritable empire du milieu, sur le globe, fut longtemps l’Iran, car « avant que la Grande-Bretagne n’impose sa domination en Asie, on parlait le persan de Samarcande à Delhi »…
La seconde guerre mondiale ; nous connaissons par cœur les chiffres 39-45, dates enseignées du début et de la fin de ce conflit qui engendra de multiples bascules du monde. Mais l’atlas nous enseigne que « la seconde guerre mondiale, qui commence pour les Européens en 1939-1940, et pour les Etats-Unis, en 1941, débute en Asie orientale en 1931 ». En effet, à ce moment, le Japon, pour sortir du marasme, s’attaque à la Mandchourie, puis en 1937 aux régions côtières de la Chine (massacre de Nankin…). Et « ces circonstances vont permettre aux communistes chinois de se présenter à la fois comme un mouvement patriotique et comme un parti révolutionnaire soucieux de réformes » et à Mao Zedong d’aboutir à une victoire inattendue en 1949… Quant à la date de fin de ce conflit global, l’ouvrage la situe… en 1954, lors de la bataille de Dien Bien Phu, « défaite française qui clôt, en Asie orientale, un conflit commencé en 1931 avec le Japon »…
Des cycles, donc. Ascension des puissances… et déclin… Pour l’Occident, ce déclin est, du point de vue des faits, spectaculaire : « … Entre 1878 et 1914, une demi-douzaine d’états, à peine, se partagent une partie considérable du monde. La Grande-Bretagne accroît, au cours de cette période, son empire déjà très vaste de plus de dix millions de kilomètres carrés. La France de neuf millions de kilomètres carrés. La Russie de plus de 5 millions de kilomètres carrés »… Ce tour de force, la « plus vaste expansion militaire de l’histoire » est « dû en très grande partie à la révolution industrielle ». En 1900, « L’Europe a 430 millions d’habitants, et fournit 60 % de la production industrielle mondiale ». Déjà, en 1890, « Les Etats-Unis sont le pays le plus productif du monde, devant la Grande-Bretagne. La première guerre mondiale consacre le poids financier industriel du pays »…. Mais, en 2020, l’Asie représente 65% des brevets déposés dans le monde, tandis que « La Chine seule dispose de près de la moitié des brevets mondiaux »… Celle-ci, qui, « En 1978 représentait moins de 1% du commerce international, est devenue, quarante ans plus tard, l’usine du monde ». D’autres pays naguère « sous-développés » ou colonie de grands empires, comme l’Inde, ont accédé à l’affirmation : « L’Inde est devenue le 5ème exportateur de services à l’échelle mondiale, grâce a ses performances technologiques. Le Fonds Monétaire International estime que l’Inde, en 2027, fera partie des cinq premières puissances ».

La démographie explique bien sûr, en partie, ce changement de point de gravité du monde. Aux abords de 1900, les Européens « représentent à eux seuls 25% de la population mondiale, tandis que près de 60 millions d’entre eux émigrent vers d’autres continents ». Les Etats-Unis « passent, durant cette période, de 4 à près de 90 millions d’habitants, et la population de l’ensemble du continent américain dépasse 150 millions »…. Aujourd’hui, l’Afrique, au sud du Sahara, « est, de loin, le continent où la croissance démographique est la plus vigoureuse, En 1950, l’Afrique comptait 7% de la population mondiale. En 2020, 18%, – soit 1,3 milliard de personnes – et devrait, en 2050, dépasser les 25% ». En 2030, le Nigéria « avec 410 millions d’habitants, dépassera les Etats-Unis comme le troisième état le plus peuplé du monde ». Et ce n’est pas un hasard si l’Inde compte 47 missions diplomatiques sur ce continent, alors que la Chine « est, depuis 2009, le premier partenaire commercial de l’Afrique ».

Plus dure sera la chute, pourrions-nous tirer comme conclusion de la lecture de cet atlas… qui part de la domination occidentale sans partage sur le monde, pour aboutir au constat qu’aujourd’hui, c’est la région indopacifique qui « est le centre de gravité du conflit majeur du 21ème siècle entre la Chine et les Etats-Unis, et leurs alliés »… Même si « les Etats-Unis restent, de toute évidence, la puissance numéro un dans le monde et sont décidés à conserver et conforter cette place. Entretemps, l’implacable régime chinois poursuite son ascension ».
Au final, le déclin le plus net « est donc bien celui d’une Europe qui domine le monde de la fin du 18ème siècle à 1914. Aujourd’hui, elle n’est plus même l’enjeu majeur qu’elle fut du lendemain de la seconde guerre mondiale à 1989 »… Au passage, s’agissant de l’actualité tragique de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’atlas rappelle, sans excuser ni dédouaner en rien Moscou de son écrasante responsabilité (ni de son immense erreur stratégique), que « le spectre de l’inclusion de l’Ukraine dans l’Otan n’est pas une invention russe. G.W. Bush avait invité l’Ukraine, en 2008, à rejoindre l’Otan, perspective rejetée, à l’époque, par la France et l’Allemagne ». Et de souligner que « à partir de la fin du 20ème siècle, l’Europe subit les initiatives américaines destinées à affaiblir le potentiel russe ». D’ailleurs, le livre évoque à ce sujet Georges Kennan, l’instigateur de la stratégie de l’endiguement auprès du président Truman, qui avait « signalé à Bill Clinton qu’il faisait une grave erreur en étendant l’Otan vers l’Est ». Nous y sommes…

Au chapitre des reproches que l’on pourrait faire à ce livre remarquable, j’ai relevé la cartographie, souvent peu claire, manquant parfois de légendes explicatives (dommage pour un « atlas »). Mais heureusement, la grande qualité, et l’originalité du fond, permettent presque de se passer des illustrations. Et puis la maison d’édition Autrement, consciente de cette faiblesse, à fait imprimer un erratum comportant un certain nombre de ces cartes retirées, et inséré en livret dans l’ouvrage.
Pierre Brunet
Ecrivain et humanitaire
Né en 1961 à Paris d’un père français et d’une mère espagnole, Pierre Brunet a trouvé sa première vocation comme journaliste free-lance. En 1994, il croise sur sa route l’humanitaire, et s’engage comme volontaire au Rwanda, dévasté par un génocide. Il repart début 1995 en mission humanitaire en Bosnie-Herzégovine, alors déchirée par la guerre civile. Il y assumera les responsabilités de coordinateur de programme à Sarajevo, puis de chef de mission.
A son retour en France fin 1996, il intègre le siège de l’ONG française SOLIDARITES INTERNATIONAL, pour laquelle il était parti en mission. Il y sera responsable de la communication et du fundraising, tout en retournant sur le terrain, comme en Afghanistan en 2003, et en commençant à écrire… En 2011, tout en restant impliqué dans l’humanitaire, il s’engage totalement dans l’écriture, et consacre une part essentielle de son temps à sa vocation d’écrivain.
Pierre Brunet est Vice-Président de l’association SOLIDARITES INTERNATIONAL. Il s’est rendu sur le terrain dans le Nord-Est de la Syrie, dans la « jungle » de Calais en novembre 2015, ou encore en Grèce et Macédoine auprès des migrants en avril 2016.
Les romans de Pierre Brunet sont publiés chez Calmann-Lévy :
- Janvier 2006 : parution de son premier roman « Barnum » chez Calmann-Lévy, récit né de son expérience humanitaire.
- Septembre 2008 : parution de son second roman « JAB », l’histoire d’une petite orpheline espagnole grandie au Maroc qui deviendra, adulte, une boxeuse professionnelle.
- Mars 2014 : sortie de son troisième roman « Fenicia », inspiré de la vie de sa mère, petite orpheline espagnole pendant la guerre civile, réfugiée en France, plus tard militante anarchiste, séductrice, qui mourut dans un institut psychiatrique à 31 ans.
- Fin août 2017 : sortie de son quatrième roman « Le triangle d’incertitude », dans lequel l’auteur « revient » encore, comme dans « Barnum » au Rwanda de 1994, pour évoquer le traumatisme d’un officier français à l’occasion de l’opération Turquoise.
Parallèlement à son travail d’écrivain, Pierre Brunet travaille comme co-scénariste de synopsis de séries télévisées ou de longs-métrages, en partenariat avec diverses sociétés de production. Il collabore également avec divers magazines en publiant des tribunes ou des articles, notamment sur des sujets d’actualité internationale.
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