Une interview d’Alexandre Giraud, directeur général de Solidarités International.

Solidarités International est spécialisée dans l’accès à l’eau, à l’hygiène et à l’assainissement. Comment avez-vous adapté vos programmes et mis en place des projets spécifiques pour faire face à la pandémie dans les diverses situations ?
L’action de Solidarités international cherche à systématiser les approches intégrées en Eau Hygiène Assainissement (EHA) et santé en contextes dégradés car la finalité des actions EAH est principalement la réduction de la mortalité liée aux maladies hydriques. Dans ce cadre, le programme global de Solidarités International (SI) de prévention et de lutte contre les épidémies s’organise autour de 4 axes opérationnels : préparation et prévention, réponse, anticipation et suivi épidémiologique en continue.
Dans le cas spécifique de notre réponse dans le cadre du COVID 19, à ce jour, les activités de nos programmes menées sur nos terrains d’intervention ne sont encore que peu impactées. Nous comptons principalement des délais de mise en œuvre allongés dus aux problèmes d’approvisionnement (rupture de stock en chlore actuellement au Soudan du Sud par exemple), aux fermetures des frontières et aux problèmes d’accès aux zones et aux populations.
Cependant, sur tous nos terrains d’intervention, nous avons dès le début de la crise analysé les risques liés à l’épidémie et lancé l’adaptation de nos programmes existants en faisant évoluer certaines modalités: nous ne faisons plus de distribution ni de sensibilisation de masse mais privilégions le porte-à-porte, la composition des kits d’hygiène a évolué vers des kits COVID pour faciliter l’application des gestes barrière, les messages de sensibilisation ont été renforcés et adaptés aux gestes barrière également, etc.
Les mécanismes de réponse rapide (RRM) au Mali et en RCA ont été adapté et étendu en milieu urbain pour la réponse COVID.
De manière générale, le nombre de points de lavage des mains collectifs et individuels a été augmenté, des kits d’hygiène ont été distribués, l’accent a été mis sur les sensibilisations de masse via les médias ou en porte à porte pour éviter les rassemblements. Au Yémen, nous avons mis en place un service ponctuel de camion-citerne ou water trucking pour répondre aux besoins urgents d’accès à l’eau.
En RDC, les services EAH ont été déployés dans des centres de santé officiels de « gestion des cas COVID-19 ».
Nous sommes aujourd’hui à la fin de cette première phase d’adaptation en urgence de tous nos programmes visant principalement la prévention de l’épidémie et la protection de nos équipes. De nombreux projets spécifiques COVID sont actuellement en cours de développement pour la phase suivante de réponse et d’anticipation de nouvelles vagues épidémiques.
Votre expérience des maladies hydriques comme le choléra ou encore lors de l’épidémie Ebola vous a-t-elle été utile de même que votre proximité avec les communautés touchées par le coronavirus ?
Notre programme de lutte contre les épidémies est actif traditionnellement et principalement en lien avec les maladies diarrhéiques comme le choléra et les fièvres hémorragiques telles qu’Ebola.
Nous travaillons sur les épidémies de Choléra dans 8 Pays : RDC, Nigéria, Haïti, Yémen, SSU, Mali, Tchad et Cameroun. La stratégie opérationnelle de SI face au Choléra correspond à une double approche “coup de poing” (contrôle) et “bouclier” (prévention). D’un côté, SI déploie des équipes d’intervention rapide pour assurer une réponse rapide aux alertes de choléra. D’un autre côté, elle travaille avec les communautés pour réduire leur exposition aux risques de maladie grâce à l’amélioration de l’accès à l’eau potable, à la diffusion des messages de prévention et la gestion des excrétas humains. SI a précédemment été active également sur l’épidémie de fièvre hémorragique Ebola de 2014 et 2015 en Afrique de l’Ouest (réponse en Centre de Traitement Ebola en Sierra Leone) et sur l’épidémie en RDC en 2019 (réponse communautaire).
La réponse à la crise actuelle et l’adaptation de nos programmes s’appuie évidemment sur les expériences de réponse à de précédentes épidémies bien que la dynamique du COVID 19 soit spécifique et que les connaissances évolutives sur le virus lui-même aient largement complexifiées les actions de prévention et de protection.
Opérationnellement, en Haïti, nous avons par exemple réactivé nos équipes mobiles de la riposte choléra pour la réponse COVID. Certaines réponses choléra actives actuellement sont élargies à la réponse COVID. Nos équipes de promotion à l’hygiène, déjà rodées à l’exercice et connaissant bien les populations, n’ont eu qu’à renforcer et adapter les supports et les modalités de sensibilisation.
Cette expérience de la lutte contre les épidémies, notre proximité avec les populations et notre capacité opérationnelle en zone dégradée sont donc de vrais atouts dans la crise actuelle.
Les pays dans lesquels vous intervenez ont été jusqu’à présent relativement peu affectés par la pandémie, en Afrique notamment. Quel a été l’impact de cette pandémie quasiment mondiale sur l’ensemble de vos programmes et comment voyez-vous les mois à venir alors que le virus évolue différemment d’un continent à l’autre et en l’absence d’un vaccin ?
L’impact sur l’ensemble de nos programmes est encore difficile à évaluer, mais les mois qui viennent vont renforcer les défis auxquels nous faisons face lors de nos réponses aux épidémies.
Nous allons devoir réinventer nos interventions et les adapter à la diversité des contextes dans lesquels nous y faisons face. C’est pourquoi nous sommes en train d’adapter notre projet innovant OCTOPUS à la crise sanitaire actuelle, en développant la plateforme en ligne pour le partage des expériences et la facilitation de l’apprentissage collectif au service de tous les praticiens de l’EAH, en lien avec l’épidémie de COVID 19.
Sur le terrain, les mesures de confinement et les rumeurs liées à l’épidémie compliquent par moment l’accès aux populations les plus vulnérables. Cette réduction de la couverture sanitaire favorise, et favorisera encore, l’apparition, la propagation et la résurgence des flambées d’autres maladies.
Une inquiétude majeure réside dans la difficulté de faire parvenir du matériel et des équipes expatriées sur les théâtres de crise. Même si les récents ponts aériens mis en place viennent tout juste d’apporter une réponse au problème, nous craignons d’être face à des situations de rupture de chaine d’approvisionnement et de gaps dans nos équipes dans les semaines et mois à venir.
Car au-delà de l’impact sanitaire direct du virus, le risque immédiat réside dans la baisse de la réponse aux besoins humanitaires préexistants du fait de ces difficultés d’accès, d’approvisionnement et de renfort humain et, à moyen terme, l’impact de la crise économique en gestation aura des effets délétères sur la sécurité alimentaire et les moyens d’existence des populations, par exemple dans les sous-régions du Lac Tchad et du Sahel, ainsi qu’en Haïti.

Cette pandémie a-t-elle modifiée votre relation avec les acteurs nationaux et avec vos partenaires institutionnels internationaux ?
L’impact de la crise COVID sur notre approche partenariale a été multiforme. Notre sentiment est que de manière générale la place des ONG locale dans le dispositif national de réponse a été très peu impacté : contrairement à d’autres situations épidémiques (Ebola RDC, Choléra au Sud Soudan et au Nigéria), les structures nationales et gouvernementales de riposte ont été très fermés, voire opaques. Ce niveau de centralisation très fort de la gestion de l’épidémie n’a pas facilité l’implication de la société civile, qui s’est retrouvé dans de nombreux cas à couvrir des aspects périphériques ou très contextualisés. D’une manière générale, et à l’exception des acteurs médicaux qui ont été mobilisés en qualité « d’opérateurs cliniques », on peut légitimement se demander si ce n’est pas la communauté humanitaire dans son ensemble qui n’a pas été reléguée à la périphérie d’une riposte dont les Etats voulaient maîtriser la communication, mais c’est une question qui demanderait un exercice de leçons apprises plus exhaustif.
Concernant SI, notre relation avec nos partenaires locaux a été très peu affectée par la crise, si ce n’est en termes d’augmentation des besoins et donc en termes de volume de couverture. Nous n’avons pas modifié nos modus operandi de partenariat.
La crise nous a cependant fait énormément réfléchir sur la proximité qu’un acteur non-médical comme SI, pourtant très mobilisé sur la santé publique et environnementale à travers sa programmation eau, hygiène, assainissement et sécurité alimentaire, se devait d’avoir avec les Ministères de la Santé et leurs agences décentralisés. A la différence d’un MSF ou d’un MDM, nous ne sommes souvent pas perçus comme un partenaire naturel de ces administrations, ce qui est dommageable car notre approche communautaire de prévention des chaines de transmission, nos approches de renforcement des systèmes sanitaires (points d’eau et gestion des déchets, suivi communautaire des prévalences) est essentiel pour prévenir l’augmentation des taux de morbidité. Nous appelons de nos vœux le rapprochement et la construction d’une collaboration avec ces ministères, de la même manière que nous avons activement contribué ces 4 dernières années à une plus grande proximité entre le Cluster EHA et le cluster santé.
A ce sujet, et en lien avec les partenaires institutionnels internationaux, cette crise a au moins permis d’entériner au sein du cluster WaSH Global une priorité pour laquelle SI s’est battue depuis des années : l’orientation de la stratégie WaSH (eau, hygiène, assainissement) autour d’objectifs de santé publique, qui nous paraît essentielle pour optimiser les ressources du secteur. Il faut maintenant généraliser cette approche et faire comprendre partout que la santé ne doit pas être l’apanage du seul cluster santé. Au niveau des bailleurs de fonds institutionnels, la réactivité à la crise a été assez hétérogène, et des fois assez contradictoires entre les attentes et les moyens mis à disposition. La vraie question qui restera cependant – au-delà de la réponse d’urgence à la crise – sera la capacité de ces derniers à convaincre en interne et à faire comprendre que pour avoir un réel filet de mitigation des risques épidémiques, l’investissement à long-terme sur des infrastructures sanitaires (centres de santé, mais aussi accès à l’eau, accès à des filets sociaux de sécurité pour les personnes contaminées) dans les endroits à forte concentration démographique (périphéries des villes, zones de regroupement communautaire) sera essentielle. Est-ce que comme par le passé les engagements se limiteront à de grandes déclarations sans réelle intention, c’est ce que nous devrons suivre de près.
Et pour conclure.
Cette crise fait appel à l’intégralité de nos facultés humanitaires d’adaptation car nous sommes face à un virus dont les caractéristiques sont mal connues et y faire face demande humilité, pragmatisme et réactivité. Par ailleurs nos centres opérationnels et la circulation globale des biens et des personnes ont également été touchés simultanément et massivement par les contraintes liées à la lutte et la prévention contre la pandémie, ce qui a réduit drastiquement nos capacités d’intervention. Demain ce sera l’impact de la crise économique qui affecteront non seulement les pays dans lesquels nous intervenons mais aussi les pays donateurs et donc les moyens disponibles pour répondre aux crises.
C’est donc une crise complexe, globale et durable qui nous attend et dont les variables sont tellement nombreuses que nous devrons nous adapter en permanence aux changements imprévisibles à venir. Mais fort est de constater la faculté d’adaptation est au cœur du code génétique des humanitaires ! Nous aurons donc peut-être des leçons à apporter à ce sujet aux acteurs moins habitués aux situations chaotiques…
Alexandre Giraud
Titulaire d’une maitrise en entrepreneuriat et d’un DEA médias et multimédias, il débute sa carrière comme analyste dans le capital risque, en accompagnant des startups dans leurs levées de fonds, avant de créer un média, puis de rejoindre une maison de disques. En 2002, Alexandre Giraud découvre l’humanitaire et décide de partir pendant deux ans en Haïti gérer un projet de développement rural.. “Je découvre alors un milieu permettant de conjuguer valeurs, rencontres et découvertes à engagement professionnel et impact social positif”.
Jusqu’en 2010, il occupe différents postes sur le terrain avant de rejoindre le siège de Première Urgence comme Responsable du desk Moyen-Orient, puis comme responsable des missions et enfin directeur des opérations.
Après avoir été nommé directeur des opérations en 2015, Alexandre devient directeur général de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL en octobre 2017.
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