Lumière et sécurité sont intimement liées dans les contextes d’urgence. Au Bangladesh, Electriciens sans frontières, l’ONG qui lutte contre les inégalités d’accès à l’électricité et à l’eau dans le monde, a lancé en mars dernier l’initiative « De la lumière pour les Rohingyas », un projet des plus innovants, tant dans sa forme que dans ses objectifs. Développé en partenariat avec l’ONG locale Friendship et le spécialiste mondial en gestion de l’énergie Schneider Electric, le projet consiste à fournir des équipements solaires et former de futurs électriciens, issus des populations locales bangladaises et des réfugiés rohingyas, pour qu’ils puissent en assurer l’installation et la maintenance.
« La question de l’éclairage public et de l’accès à l’électricité fait partie du service minimum dans les situations d’urgence ». Hervé Gouyet, Président d’Electriciens sans frontières
De la lumière contre l’insécurité.
En situation d’urgence, les camps constituent des lieux d’insécurité forte. Les premières populations menacées sont bien souvent les plus vulnérables. Il s’agit des femmes, des jeunes filles, des enfants qui, en sortant la nuit, risquent des vols, des agressions sexuelles ou des viols. Eclairer les camps contribue à la réduction d’une grande partie de ces violences.
Cet engagement d’Electriciens sans frontières pour la lumière contre l’insécurité a commencé à Port-au-Prince en Haïti après le tremblement de terre de 2010. Dans les camps caractérisés par leur forte densité, les violences de nuit s’étaient rapidement multipliées. L’objectif a alors été d’endiguer cette violence, constatée par l’ensemble des acteurs humanitaires, en éclairant « les zones prioritaires » des camps : à savoir les points d’eau, les latrines, les allées des camps, ou encore les alentours des centres de soin.

Un projet pilote au Bangladesh
Dans la province de Cox’s Bazar, où la majorité des Rohingyas se sont réfugiés après avoir fui le Myanmar, Friendship a entrepris d’installer des centres de soin dans les camps. Face aux besoins immenses, la question de l’électrification des centres et de leur éclairage est très vite devenue une priorité pour les acteurs humanitaires.
Lorsqu’Electriciens sans frontières arrive sur le terrain, beaucoup d’équipements ont déjà été distribués, de petits kits individuels ou familiaux notamment. Cependant, ces kits ne sont souvent pas de bonne qualité et ne couvrent pas la totalité des besoins en lumière des maisons et des lieux publics. Sans oublier que la réalité des déplacés rohingyas saute aux yeux : la plupart reste encore aujourd’hui sans activité rémunérée. Pour éviter qu’ils ne concurrencent les entrepreneurs bangladais sur le marché du travail, les Rohingyas n’ont en effet pas la possibilité de gagner leur vie hors du camp mais peuvent être employés dans le cadre de programmes humanitaires « cash for work » et acquérir des compétences pour le futur. L’objectif a donc été de former des personnes vivant dans le camp et aux abords de celui-ci afin de recréer de l’activité.
Financé par le Centre de crise et de soutien (CDCS) du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, la ville de Paris et la Fondation de France, le projet a permis d’une part l’électrification de parties collectives des camps via l’installation de 75 lampadaires solaires à proximité des puits et des latrines et l’équipement de ces dernières de 52 systèmes domestiques solaires. D’autre part, la distribution de plus de 1000 kits individuels solaires, à destination des ménages les plus vulnérables, permettant de connecter différents points lumineux – de quatre à cinq lampes – et de recharger de petits appareils électroniques, a été effectuée.

Former pour autonomiser les populations
« Cela permet de valoriser fortement des personnes qui se retrouvent dans une position contrainte d’assistance. Le projet permet de donner des compétences et de redonner confiance en soi. C’est essentiel dans les processus de reconstruction des communautés » Tania Chauvin, chargée de projet, Electriciens sans frontières
Le projet s’est articulé autour de deux phases de formation. Friendship, en tant qu’acteur opérationnel de terrain, a identifié les bénéficiaires du programme dans les camps et les communautés locales. La première phase a alors consisté à former deux formateurs en s’appuyant sur les apports pédagogiques et matériels d’Electriciens sans frontières et Schneider Electric. Ces formateurs intermédiaires, issus de l’ONG Friendship et ayant déjà un profil technique d’ingénieur, ont ensuite eux-mêmes formé les vingt apprentis rohingyas et bangladais.
Rien n’aurait pu être fait sans les bénévoles d’Electriciens sans frontières qui se sont déplacés sur le terrain pour réaliser, superviser et accompagner les formations. Jean-David, ancien directeur du Centre Ingénierie Hydraulique EDF, est le chef du projet. Patrice, formateur chez Schneider, a assuré le volet formation théorique des formateurs et Jean-Baptiste reporter, a réalisé un film sur le projet. Enfin Jean-Louis, exploitant hydraulicien, fera la réception des derniers chantiers en juin et un premier bilan des premières installations. Ils sont bénévoles à Electriciens sans frontières depuis plusieurs années (entre 4 et 12 ans).

« Il y a eu un réel défi pour fournir des supports pédagogiques adaptés aux différents niveaux de compétences et profils des personnes formées. Il a fallu mettre en place deux niveaux d’approche. » Laure Mercier, Chargée de suivi du projet Rohyngias, Electriciens sans frontières.
Réalisée sur le terrain, l’aspect théorique de la formation était immédiatement renforcé par un volet pratique conséquent, grâce au déploiement des systèmes solaires dans le camp.
La diversité des équipements solaires déjà présents permit par ailleurs aux apprenants de développer des compétences plus larges en s’entrainant dans leurs travaux pratiques sur plusieurs modèles de lampadaires et de kits solaires.

Former des personnes au niveau local, c’est dépasser le simple apport d’électricité ou de lumière dans les camps. C’est une véritable volonté d’autonomisation des populations qui a impulsé ce projet. Capables d’installer et de réparer de manière pérenne des systèmes solaires, ces « électriciens de premier niveau » peuvent ainsi gagner leur vie et mettre en place leur propre microentreprise. Certains ont même déjà eu des propositions de la part d’ONG présentes dans les camps de Cox’s Bazar, en tant qu’électricien de maintenance pour les installations humanitaires mises à disposition.
« L’idée est de leur permettre de travailler et les inciter à s’installer comme entrepreneur dans le camp. On est donc sur un triple package : formation théorique, formation pratique et formation à l’entreprenariat. » Hervé Gouyet, Président d’Electriciens sans frontières

Une initiative inscrite dans des problématiques locales
L’aide humanitaire peut parfois impacter les économies locales en faisant subitement monter les prix (afflux de personnes, ressources limitées). Intégrer les populations « hôtes » bangladaises à ce projet contribue donc à anticiper ces dérives et à limiter les tensions entre occupants du camp et locaux. Il s’applique à ne pas créer d’inégalité dans l’apport de compétences et instaure des liens entre le camp et l’extérieur.
Recyclage, durabilité et écologie
Habituellement les groupes électrogènes peuvent être mis en place rapidement sur le terrain et constituent ainsi la réponse « facile » concernant l’accès à l’électricité en situation d’urgence. Cependant ils sont polluants (émissions de C02) et présentent des risques électriques. Ils donnent également lieu à d’importantes nuisances sonores et ont souvent une durée de vie réduite. C’est ainsi que le solaire a émergé dans le secteur humanitaire, constituant une alternative plus coûteuse dans l’immédiat mais néanmoins à long terme plus efficace et durable.

A Cox’s Bazar, comparée à l’usage de générateurs, l’installation d’équipements solaires représenterait environ 10 tonnes de CO2 évitées par an, ce qui n’est pas négligeable. De plus, le projet permet de former des électriciens directement tournés vers le secteur des énergies renouvelables.
Un enjeu majeur est d’éviter que les kits individuels en panne soient directement jetés, comme c’est souvent le cas en raison de la complexité à les démonter pour les réparer. Il en va de même avec tous les équipements solaires qui sont bien souvent jetés alors qu’ils pourraient être simplement réparés. Désormais, ces équipements pourront être réparés par les électriciens.
Certains kits de mauvaise qualité ne sont cependant pas réparables. A terme, les trois partenaires du projet souhaitent développer un volet recyclage pour les batteries des kits et ces kits de mauvaise qualité via un système de collecte et de récupération centralisé dans les camps. Avoir des personnes formées qui sont en capacité de collecter dans les camps, représente alors un atout majeur.
« La gestion des déchets électroniques est un enjeu dans les camps. Il va être nécessaire d’appuyer la création de filières, au moins de gestion, puis de recyclage, pour éviter les pollutions directes sur les sols, surtout dans des endroits comme les camps qui sont situés sur des terrains boueux, pouvant être rapidement inondés pendant la mousson et où la gestion des déchets est donc d’autant plus complexe. » Tania Chauvin, chargée de projets, Electriciens sans frontières.
Les suites du projet pilote
« Au-delà de la sécurité, le fait d’avoir de la lumière recrée de la vie. Cela permet aux gens de se reconstruire. » Hervé Gouyet, Président d’Electriciens sans frontières.
Le projet est finalement allé au-delà d’une intervention centrée sur la sécurité. L’ouverture d’espaces éclairés permet en effet de sortir des habitations pour recréer des espaces de convivialité, spécifiquement dans des pays proches de l’équateur où le soleil se couche à 18h. Sans installation, toute l’activité s’arrête alors avec la nuit. Avoir de la lumière pendant les heures qui suivent le coucher du soleil signifie donc rallonger la durée de vie sociale, familiale et communautaire des réfugiés. Sous chaque point lumineux peuvent alors s’organiser des rencontres et des rendez-vous entre les habitants du camp. Il est important que ces espaces continuent d’exister en étant entretenus.
« Il y a souvent des contraintes liées au contexte, à l’adaptabilité du monde humanitaire où on est sur des modèles de décaissements financiers qui sont encore beaucoup tournés vers l’urgence. Donc on privilégie le moins cher, le plus facile à distribuer et on réfléchit moins à des interventions sur la durée qui vont peut-être coûter plus cher sur le moment mais finalement dans la durée et même à moyen terme, c’est pénalisant. » Tania Chauvin, chargée de projets, Electriciens sans frontières.
A l’heure actuelle, aucune démarche équivalente n’a été mise en place dans les situations humanitaires d’urgence. Souvent, seule la distribution de lampes se pratique dans les camps de réfugiés. L’idée d’Electriciens sans frontières est d’essayer de dupliquer ce programme, qui a duré un mois, dans d’autres camps, afin qu’il y ait de la lumière de façon pérenne.
Propos recueillis auprès de :
Hervé Gouyet, Président d’Electriciens sans frontières
Tania Chauvin, chargée de projets chez Electriciens sans frontières.
Par Sarah Boisson, rédactrice pour Défis Humanitaires
Une réflexion au sujet de « « De la lumière pour les Rohingyas » : le premier projet humanitaire de formation d’électriciens dans les camps de réfugiés. »