Où va le Sahel ? Entretien avec Jean-Marc Châtaigner, ambassadeur spécial pour le Sahel.

Découvrez la version anglaise : ici

Alain Boinet :

Bonjour Jean-Marc Châtaigner. Merci de nous recevoir une nouvelle fois, un an après la première interview que tu nous avais accordée sur Défis Humanitaires. Aujourd’hui, l’idée est de faire le point sur la situation au Sahel, sur les politiques menées pour faire face aux défis que nous avions alors longuement évoqués.

Quel bilan d’étape fais-tu ? Quels ont été les réussites, les progressions, les difficultés et les échecs rencontrés dans le cadre de cette fameuse stratégie intégrée des 3D « Diplomatie, Défense et Développement » ?

 

Jean-Marc Châtaigner :

J’ai personnellement évolué puisque je ne parle plus uniquement de la stratégie 3D. J’y ajoute volontiers un quatrième D pour « Droit », pour l’affirmation des droits individuels. Alors que nous parlons toujours collectif, que nous évoquons souvent les États, je pense qu’il est très important de reconnaître cette notion de droit des populations à travers ce quatrième D, en affirmant le droit de chaque femme à la santé, le droit de chaque enfant à l’éducation, le droit de chaque nomade ou de chaque paysan sédentaire de vivre librement sans peur et sans crainte de violence.

J’inclus aussi souvent dans cette logique des 4D l’approche des 3I « Innovation, Inclusion et Intégration ». Ce dernier I d’« Intégration » implique une démarche intégrée dans l’articulation des 4D. Le I d’ « Inclusion » rejoint d’ailleurs le D de « Droit » car tous, en premier lieu les jeunes et les femmes, « les majorités oubliées », doivent être prioritairement prises en compte au sein de nos approches.

Pour en venir au bilan, je crois que nous avons globalement progressé. Lors de notre précédente rencontre, j’avais caractérisé la crise au Sahel avec ses deux foyers de tension, celui de Boko Haram au Nord Nigéria et celui du Mali. Ici, je parlerai principalement du cas malien.

Il y a bien sûr des facteurs de préoccupation. L’un d’entre eux est relatif à l’extension territoriale du phénomène terroriste, notamment vers le Burkina Faso où se produisent des attaques terroristes dans le Sahel Burkinabè et plus récemment à l’Est. Près de 500 écoles burkinabè ont été fermées depuis le début de la crise dans ce pays, et un certain nombre de services de l’État sont arrêtés. Mais il y a aussi des facteurs d’espoir dans les réponses que nous apportons, notamment si nous détaillons les progrès que nous accomplissons à travers le prisme des 4D.

© Jean-Marc Châtaigner

Le premier D de « Diplomatie » s’inscrit dans la nécessité de parvenir à la mise en œuvre politique de l’accord de paix d’Alger au Mali. Depuis un an, les parties maliennes ont réalisé des progrès sur ce sujet, notamment sur le volet de la démobilisation et du désarmement des combattants, avec pour perspective la mise en place à terme d’une armée nationale inclusive. La réflexion sur la mise en œuvre de la décentralisation, second grand volet de l’accord de paix d’Alger, a également avancé. Nous sentons que les parties prenantes sont prêtes et soucieuses de discuter. Il faut cependant continuer de mobiliser ce D de « Diplomatie », en particulier face aux troubles qui s’étendent à d’autres régions que le Nord Mali : j’ai déjà cité le Burkina Faso, mais c’est également vrai pour le Centre Mali dans lequel il y a beaucoup de tensions entre les groupes communautaires, entre les Peuls et les Dogons notamment, exacerbées par la propagande des mouvements terroristes. Ici encore, la réponse ne peut être uniquement apportée en termes sécuritaires, en termes de développement ou même en termes de droits. Il est nécessaire d’apporter une réponse politique à laquelle d’ailleurs le Premier ministre malien, que je viens de rencontrer en décembre lors de mon récent déplacement à Bamako, s’emploie pleinement.

Le deuxième D de « Défense » et de la réponse sécuritaire est à considérer au sens large, cela va au-delà de la répression et l’action armée. Le concept intègre tout ce qui entoure l’action de l’État au niveau régalien : l’armée, la police, la gendarmerie et le judiciaire, qui rejoint le D du droit des individus. La force conjointe du G5 Sahel a progressé dans sa mise en place, peut-être pas assez rapidement aux yeux de certains observateurs extérieurs, il faut néanmoins rappeler que, chez nous, l’OTAN ne s’est pas constituée en un an, mais progressivement au cours de ses 70 ans d’existence. Constituer une telle force régionale intégrée demande beaucoup d’efforts, d’équipements, de temps. Il est difficile de faire travailler ensemble des armées de pays qui n’avaient jamais eu l’habitude de coopérer ensemble. Il faut aussi s’assurer que cette force respecte un certain nombre de critères de droit international et de droit humanitaire international. L’enjeu de la pérennité est à cet égard aussi crucial que celui de la rapidité.

Des progrès très significatifs ont été accomplis sur le D de « Développement ». L’Alliance Sahel s’est vraiment structurée en partenariat avec le Secrétariat Permanent du G5 Sahel : l’Alliance comptait six membres à son lancement l’an dernier – la France, l’Allemagne, la Banque africaine de développement, la Banque mondiale, l’Union européenne et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) -, elle en a maintenant douze avec le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne, le Luxembourg, les Pays-Bas et le Danemark. D’autres pensent rejoindre l’Alliance, comme la Suisse ou la Finlande, et peut-être les États-Unis, qui participent déjà en tant qu’observateur à certaines réunions, tout comme la fondation Bill et Melinda Gates. Une dynamique s’est concrétisée à travers un gros travail de l’Alliance sur cinq zones fragiles, une par État du G5 Sahel : la région des Hodh en Mauritanie, la région de Konna au Centre Mali, la région du Sahel burkinabè, la région de Tillabéri au niveau des trois frontières au Niger et le Kanem au Nord du Lac Tchad. La Conférence de Nouakchott organisée le 6 décembre dernier par le G5 Sahel pour le financement de son Programme d’Investissements Prioritaires (PIP) a permis de mobiliser 2,4 milliards d’euros, dont 1,2 milliard en provenance de l’Alliance.

Enfin, le D de « Droit » s’affirme lui aussi : nos amis nigériens vont ainsi organiser à Niamey le 21 janvier 2019 une conférence sur le « Renforcement des liens entre sécurité, justice et développement dans l’espace du G5 Sahel ». La question de la reconnaissance des droits des populations a aussi été abordée lors du dernier forum de Dakar.

J’ignore si le verre était à moitié vide ou à moitié plein au départ, mais il est certain qu’il continue à se remplir dans le cadre d’une dynamique constructive et positive impulsée par beaucoup d’acteurs impliqués et de bonne volonté.

© Jean-Marc Châtaigner

Alain Boinet :

Dans la presse, on a pu lire « les attaques djihadistes contre l’ONU s’amplifient au Mali »[1], « Sahel : l’opération Barkhane contrainte de s’adapter »[2], « Au Sahel, bilan contrasté pour l’opération française Barkhane »[3], « Au Mali un désarmement très incertain »[4], « Au Sahel, des guerres interminables »[5] qui rappelle « l’Afghanistan l’éternité en guerre » d’Olivier Roy, « Paris veut sortir Barkhane du piège malien »[6]. On a l’impression que l’opérationnalisation de la force G5 Sahel est constamment reportée faute d’effectifs, de matériels et d’entraînement encore suffisants, alors que les questions de financement se posent avec des engagements qui ne sont, semble-il, pas au rendez-vous : à fin novembre, 50 % des fonds promis n’avaient pas été versé. Où en sommes-nous, et pourquoi le programme prévu semble s’enrayer ? Quelles conséquences cela peut-il entraîner ?

 

Jean-Marc Châtaigner :

Les défis sont évidemment bien présents mais il me semble qu’on ne doit pas non plus négliger les éléments positifs et les progrès enregistrés. Prenons l’exemple de la MINUSMA cette année : certes, elle a encore été attaquée par des groupes terroristes, mais le nombre de victimes est considérablement moindre en 2018 que les années précédentes, sa robustesse s’est renforcée. Cette force des Nations unies, présente sur la durée pour accompagner l’accord de paix au Mali, a aussi accru la synergie de ses moyens militaires, humanitaires et de développement. Elle accompagne plus efficacement l’Etat malien dans sa stratégie de retour à la paix. De son côté, l’intervention Barkhane contre les groupes terroristes se poursuit et obtient aussi des résultats significatifs. Dans le respect reconnu du droit international humanitaire, son action lui permet progressivement de neutraliser certains éléments très dangereux des groupes terroristes, en coopération avec les différentes armées nationales. Objectivement, nous sommes loin de l’enlisement connu en Afghanistan.

Les défis pour ces différentes forces au Sahel, pour les opérations européennes European Union Training Mission (EUTM) au Mali, EUCAP Sahel Mali et EUCAP Sahel Niger, relèvent de l’intégration. Nous en revenons aux 3 I : comment intégrer le plus intelligemment possible les actions de ces différentes forces pour que leurs efforts soient réellement additionnels ? Comme dans le domaine du développement, il y a là un véritable enjeu de coordination opérationnelle.

Il est important de rappeler le calendrier accéléré du déploiement de la force conjointe du G5 Sahel : le G5 Sahel est créé il y a quatre ans, en février 2014. La décision de mettre en place cette force est prise il y a un an et demi, en février 2017. La mise à disposition de troupes commence à se faire à partir de cette date. La conférence pour mobiliser les ressources pour cette force se tient il y a 9 mois à Bruxelles, en février 2018. L’opérationnalisation, la mise en place de la force et de ses équipements sont des phases qui prennent naturellement du temps. Les armements ne se commandent pas sur une étagère. On n’entre pas chez un industriel de l’armement comme dans une confiserie pour acheter des chocolats, pour se faire livrer immédiatement 10 chars, 20 véhicules blindés ou même 500 gilets pare-balles. Il faut les commander, les fabriquer et les faire correspondre aux spécifications particulières du Sahel, qui ne sont pas évidemment pas les mêmes qu’en France, Sibérie ou Afghanistan. Les commandes publiques doivent respecter les règles de droit avec des appels d’offres et des appels à concurrence. Ces procédures et ces délais de fabrication prennent du temps. Mais je pense que d’ici fin 2019, l’ensemble de cet apport logistique et financier à la force conjointe du G5 Sahel sera en place, avec aussi la mise en place du fonds fiduciaire du G5 Sahel, décidée par les Chefs d’Etat du G5 en février 2018 pour gérer le budget issu des promesses de dons. Nous sommes là en plein cœur du défi suivant : le financement pérenne de la force. Il ne s’agit plus vraiment de mettre en place les promesses de février 2018, mais de s’assurer que nous allons travailler dans la pérennité en faisant en sorte que le G5 Sahel continue à bénéficier d’un soutien international  en 2020 et au-delà. L’UE a déjà annoncé 100 millions d’euros à la conférence de Bruxelles de février 2018 en soutien à la force conjointe, dont une large partie est déjà engagée et même en cours de décaissement, et nous réfléchissons actuellement avec nos partenaires européens à la mise en œuvre de financements pluriannuels qui permettraient de couvrir des besoins ultérieurs.

Nous allons continuer à plaider avec les pays du G5 Sahel pour que la force conjointe bénéficie d’un mandat au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies, même si nos amis américains n’y sont pas encore favorables pour des raisons de principe. Les réserves des Etats-Unis sur un endossement onusien n’empêchent d’ailleurs pas un accroissement de leur soutien bilatéral au G5 Sahel, ni le principe d’une coopération renforcée entre la MINUSMA et la force conjointe du G5 Sahel dans le cadre de leurs mandats respectifs.

À partir de là, le défi sera opérationnel : montrer que cette force est capable d’intervenir, de sécuriser les points de fragilité, d’y ramener les administrations, les policiers, les instituteurs, les infirmiers, de stabiliser les zones frontalières, au sein desquelles se concentrent beaucoup de trafics, de mouvements de réseaux terroristes. Si le G5 Sahel parvient par exemple, avec l’appui des différentes forces internationales et des bailleurs de fonds, à stabiliser la situation dans la région des trois frontières entre le Niger, le Mali et le Burkina Faso, nous pourrons considérer que d’énormes progrès auront été accomplis.

 

Alain Boinet :

Qu’en est-il de la stratégie de sortie ou d’adaptation de l’opération Barkhane, et comment s’intègre-t-elle au sein des différents mandats, ceux du G5 Sahel et de la MINUSMA, alors que Mohamed Ould Abdel Aziz, le Président mauritanien, vient de déclarer à  propos de cette dernière que « la force de l’ONU au Mali « n’a aucun effet sur la situation actuelle » ?

 

Jean-Marc Châtaigner :

Il faut envisager les choses dans le sens de la durée, prendre le temps de l’analyse des menaces, de leurs évolutions et des réponses que la communauté internationale y apporte. La question de l’articulation des différents mandats se pose, car il y a différentes forces et structures qui ne font pas exactement les mêmes choses.

La MINUSMA ne fait pas de lutte anti-terroriste, ce n’est pas dans son mandat. Elle est là pour accompagner la mise en œuvre de l’accord de paix d’Alger, y compris par les efforts politiques et diplomatiques, y compris par les efforts de développement et de sécurisation. Je crois que la seule présence de la MINUSMA a un effet stabilisateur dans un certain nombre de localités et de régions du Mali que l’on peut difficilement contester.

Cela étant dit, nous devons évidemment travailler à une meilleure articulation des efforts opérationnels entre les armées nationales, la MINUSMA, Barkhane, les forces européennes EUTM et EUCAP Sahel Mali et Niger ainsi que la montée en puissance de la force conjointe du G5 Sahel, tout en respectant le mandat et les missions de chacun. Si vous me permettez une analogie, ce sont différents musiciens  qui doivent jouer ensemble dans un même orchestre pour amener plus de sécurité, lutter contre le terrorisme, accompagner l’accord de paix au Mali, apporter du développement aux populations sahéliennes et répondre aux attentes existantes. C’est réellement ici que se pose notre défi : la coordination de nos efforts internationaux en matière de sécurité, mais également au sein du nexus entre la sécurité, le politique et le développement, avec la nécessaire inclusion du droit des personnes.

La réponse internationale, celle de l’ONU, de l’Europe et de la France, doit aussi favoriser – sinon se poserait à terme la question de sa légitimité à terme – la construction d’une capacité régionale de prise en charge de la crise. Cela passe notamment par la consolidation de forces africaines d’imposition de la paix, comme la force conjointe du G5 Sahel ou la Force Multinationale Mixte (FMM) dans le cadre de la lutte contre Boko Haram, qui s’intègrent dans l’architecture africaine globale de maintien de la paix. Cette montée en puissance est indispensable dans les années qui viennent.

© Jean-Marc Châtaigner

Alain Boinet :

Dans une interview de Marc-Antoine Pérouse de Montclos[7], celui-ci déclare que « les djihads africains ont des racines historiques », qu’« il n’y a pas d’importation d’un djihad arabe » et que « le vrai moteur des djihads tient plus à la déliquescence des États, à la corruption des élites, à la violence des forces de sécurité qu’à l’idéologie ». Enfin, il nous dit que « le recrutement se fait essentiellement localement sur un sentiment de persécution, de frustration, de vengeance ou de la peur d’une arrestation arbitraire par les forces de sécurité ». Ce djihad africain enraciné ne serait pas importé de l’extérieur, et il ne s’exporterait pas à l’extérieur non plus. Alors que pour résoudre une crise il convient de s’attaquer à ses causes et pas seulement à ses conséquences, quelles sont selon toi les causes de l’instabilité au Sahel, en particulier au Mali,  et comment les traiter ?

 

Jean-Marc Châtaigner :

Je ne suis pas totalement d’accord avec Marc-Antoine Pérouse de Montclos. Il a raison de singulariser les causes endogènes de la crise, qui peuvent parfois être oubliées, et il en analyse d’ailleurs particulièrement bien les ressorts dans le cas de Boko Haram. Néanmoins, il y a aussi des causes exogènes à ces crises sahéliennes : le terrorisme au Mali n’y serait pas apparu et n’y aurait pas connu son développement sans un certain nombre de facteurs extérieurs. Parmi ces facteurs, nous pouvons citer le renversement de Kadhafi en Libye en 2011, qui a entrainé une circulation d’armes dans toute la région sahélienne et d’anciens combattants de la Légion Islamique qui se sont retrouvés au Niger et au Mali, où d’ailleurs leur accueil et leur prise en charge ont été faites selon des modalités entièrement différentes, ce qui explique aussi des conséquences différentes. Je pense également à la venue et à l’installation de terroristes au Nord Mali en provenance d’Algérie dès la fin des années 1990 et au début des années 2000 qui se sont livrés à l’industrie du kidnapping. Je citerai aussi les grands trafics illicites déstructurants de cannabis, de cocaïne, d’armes et d’êtres humains, dont les protagonistes sont bien souvent liés à des intérêts criminels extérieurs au Sahel. La concurrence internationale de différentes mouvances islamistes, plus ou moins radicales, liées à différents pays du Golfe ne trouve pas non plus sa naissance au Sahel et le développement de certaines pratiques intégristes trouve aussi son explication dans l’implantation depuis le début des années 1970 de prédicateurs extérieurs.

Nous avons donc toute une série de facteurs exogènes qui sont venus culbuter des facteurs endogènes, que sont indéniablement la misère, la pauvreté et l’exclusion : 50 % de la population sahélienne vit en dessous du seuil de pauvreté avec moins de 1,20 dollar par jour. Le PNUD a mené une étude, d’ailleurs corroborée par Marc-Antoine Pérouse de Montclos, sur les trajectoires de radicalisation. En interrogeant les combattants et les terroristes dans les prisons sur leurs motivations, il s’est avéré que la première d’entre-elle pour rejoindre des groupes violents est l’injustice, la répression que leurs proches ou eux-mêmes ont connu de certaines parties de l’appareil sécuritaire des Etats ; la seconde est la misère et le légitime désir d’ascension sociale et la troisième l’inspiration religieuse. L’ensemble de ces dimensions nécessite des réponses plus intégrées et complémentaires, prenant en compte les différents facteurs et causes. Lorsqu’on parle de la question sécuritaire au Sahel, il faut évidemment s’attaquer de front aux problématiques de développement, de misère, de gouvernance, de préservation de l’équilibre des rapports agro-pastoraux, mais aussi à des problématiques exogènes comme les trafics d’armes et de drogues.  L’action de communication contre la propagande de certains groupes terroristes, qui cherchent à instrumentaliser et attiser les tensions intercommunautaires, comme au centre Mali, est aussi essentielle.

À partir de là, la réponse à ces enjeux ne peut pas venir que des États sahéliens eux-mêmes, alors que quatre des cinq États se retrouvent parmi les dix pays les plus bas en termes de développement humain, que le Niger est bon dernier de ce classement et que les défis d’éducation sont immenses, même dans les zones épargnées par les conflits. Le soutien de la communauté internationale pour accompagner le Sahel dans le renforcement de sa sécurité et dans le sens d’un développement durable est à cet égard crucial.

Je me suis rendu en 2018 dans la région de Maradi au Niger où vivent 4,5 millions de personnes, dont 3 millions de jeunes de moins de 17 ans et dont la moitié d’entre eux ne va pas à l’école. Il y a des défis de base, massifs et majeurs, sur lesquels la solidarité internationale est absolument indispensable. Pour comprendre la situation, nos grilles de lecture doivent être les plus approfondies possibles, y compris dans les dynamiques locales et micro locales tout en tenant compte des dynamiques mondialisées auxquelles le Sahel n’échappe pas. Si le soutien de la communauté internationale est crucial en raison du fait que les Etats du G5 ne disposent pas forcément de toutes les ressources, une participation nationale est tout aussi indispensable en raison de leur légitimité d’action, un Etat ne se construit jamais de l’extérieur, et de leur meilleure compréhension de certaines subtilités locales de la crise.

Alain Boinet :

Tu déclarais lors d’un colloque sur le Sahel au mois de juin (ci-dessus) qu’il fallait sortir du modèle traditionnel de l’aide au développement et en mai sur LinkedIn, tu parlais d’une indispensable rénovation de l’APD dans les situations d’urgence et de crise. Jean-Marc Gravellini parle même d’échec des politiques publiques de développement et qualifie le développement de « question d’urgence ». On rejoint ici presque l’approche humanitaire. En résumé, concernant le développement, où en sommes-nous du point de vue de l’Alliance Sahel sur les priorités sectorielles, les projets, les fonds engagés ou à engager et une démarche renouvelée pour mieux s’adapter aux réalités ?

 

Jean-Marc Châtaigner :

L’Alliance pour le Sahel était à l’origine un objet non identifié dans le monde du développement qui est en train d’évoluer très vite et très positivement. Lancée officiellement le 13 juillet 2017, il y a un an et demi, par la Chancelière Angela Merkel, le président Macron et Federica Mogherini, l’Alliance suscite un véritable intérêt parmi les pays du G5 Sahel et aussi parmi les grands partenaires internationaux de développement. L’Alliance concentre ses efforts autour de 6 priorités thématiques que sont l’emploi et l’éducation, l’agriculture, grande oubliée des politiques de développement au Sahel ces dernières années, alors que la très grande majorité de la population sahélienne est encore rurale, la décentralisation, la gouvernance, la sécurité intérieure et l’énergie. Ces priorités sont intégratives : lorsque nous parlons de décentralisation, nous parlons de services sociaux de base et nous considérons les questions de santé. La prise en compte de la jeunesse et de la place des femmes dans le développement font également l’objet de réflexions transversales.

Avec ses douze membres, ce sont 9 milliards d’euros de projets qui sont comptabilisés dans l’Alliance. Au nombre de 600, ces derniers ont été répertoriés et sont en train d’être analysés finement pour confirmer qu’ils répondent bien aux critères de l’Alliance. C’est un travail conceptuel qui se déroule à plusieurs niveaux.

Le premier est le rapprochement avec l’humanitaire. Je crois que nous sommes enfin en train de réaliser la jonction entre les approches humanitaire et de développement. L’Alliance Sahel a mis en place en 2018 dans le cadre de ses programmes sur les cinq régions prioritaires que j’ai déjà citées, des programmes de développement d’urgence (PDU). L’idée des développeurs n’est pas de faire de l’humanitaire, mais de se dire que les humanitaires ne font pas que des mauvaises choses. Les acteurs traditionnels du développement ont ressenti, comme je l’ai ressenti moi-même dans mes multiples déplacements sur le terrain, une demande d’aide d’urgence des populations du Sahel. Il y a un drame humanitaire aux multiples facettes, la malnutrition, l’appauvrissement des sols, l’impact des changements environnementaux, il y a une aspiration immédiate à une vie meilleure. Et là, il y a besoin d’une réponse d’urgence, les Sahéliens ne peuvent pas attendre plusieurs années pour mettre leurs enfants à l’école. Cette réponse d’urgence doit néanmoins s’inscrire dans la durée, et c’est parfois un défaut de l’humanitaire qui tend à satisfaire les besoins immédiats mais qui n’apporte pas de réponse globale et locale sur le long-terme. Toute la question du développement est donc de passer de la dépendance humanitaire à l’indépendance du développement, mais en s’inscrivant davantage dans l’urgence… L’Alliance travaille là-dessus, et je trouve très fort de voir des « mammouths » du développement tels que l’AFD, la Banque mondiale, l’Union européenne ou la KfW penser qu’ils peuvent faire les choses différemment, qu’il n’y a pas forcément besoin de multiplier les études avant de décider chacun de leurs projets. Qu’ils peuvent décider, puis réaliser les études pour les accompagner. Nous réussirons lorsque nous parviendrons donc à coupler réponses d’urgence et réponses sur le long terme, là réside la première évolution conceptuelle.

La seconde révolution conceptuelle de l’Alliance, que j’avais déjà évoquée l’an dernier, est que nous avons instauré un dialogue stratégique entre cette coalition de bailleurs qu’est l’Alliance et les pays du G5 Sahel. Nous ne sommes plus dans un dialogue en vis-à-vis, les bailleurs face à un pays partenaire, ou un pays partenaire face au FMI ou la Banque mondiale qui posent leurs conditionnalités. Au contraire, nous avons cinq pays qui se sont mis d’accord, qui ont des problèmes communs de financement de leurs programmes de développement, qui font face à un même choc d’ajustement sécuritaire, d’éviction de leurs dépenses sociales, et qui ont besoin d’un immense appui international.

Il y a un réel dialogue de financement, sur les montants, les canaux, les États eux-mêmes reconnaissent que leurs administrations ne sont pas encore à même d’apporter partout des réponses efficaces aux populations dans le besoin, sur la manière de travailler avec les ONG et les acteurs locaux et de parvenir à un équilibre. Ce dialogue stratégique devient extrêmement intéressant et structurant, d’autant qu’il rencontre immédiatement des échos opérationnels.

Enfin, une des grandes avancées de la réflexion de l’Alliance Sahel est le passage d’une logique de projets à une analyse des besoins par zones, qui cherche à davantage rendre efficace et rationaliser l’existant. Le responsable de l’Unité de Coordination de l’Alliance, mon ami Jean-Marc Gravellini, s’est rendu dans la région du lac Tchad où il a vu cinq bailleurs de fonds qui avaient chacun un projet similaire d’accueil et de réinsertion des populations. Pourquoi ne pas faire une seule unité de coordination de projets, pourquoi ne pas tout intégrer dans un programme commun ? Et pourquoi ne mettons-nous pas cela à l’échelle ? Cette logique d’efficacité et d’optimisation des ressources au bénéfice des populations sahéliennes est un des objectifs cardinaux de l’Alliance Sahel.

 

Alain Boinet :

Le 30 octobre a été signé à Niamey un protocole de partenariat entre le  G5 Sahel et l’Alliance Sahel. Quelles en sont les raisons ou les nécessités, et quels en sont les objectifs de réalisation pour l’année 2019 ?

 

Jean-Marc Châtaigner :

Les raisons sont très simples. D’abord, il y avait cette initiative des pays du Sahel qui ont décidé de se prendre en charge eux-mêmes en créant le G5 Sahel en 2014. De l’autre, cette Alliance de bailleurs de fonds qui s’est mise en place pour le Sahel en 2017. Il serait incongru que ces deux initiatives, celle des pays partenaires et celle des bailleurs de fonds, ne se rencontrent pas et ne dialoguent pas. Ce protocole de partenariat de Niamey permet de structurer la réponse internationale de l’Alliance à la demande des pays du G5 Sahel.

On a donc deux dimensions, la première étant régionale car nous ne pouvons pas raisonner uniquement pays par pays. Il y a des projets de désenclavement, des projets de routes, de transports, des projets énergétiques qui répondent à des besoins régionaux. Au niveau national, nous structurons le dialogue. En 2017 et en 2018, nous avions fait beaucoup de réunions avec les ministres des Finances du G5 Sahel. Nous allons les poursuivre, les intensifier : s’il est important de discourir et de faire des conférences, il faut maintenant passer au stade de la mise en œuvre opérationnelle. Parmi les annonces de contributions faites à Nouakchott, certaines devront se traduire  très rapidement en projets sur le terrain, en particulier les 227 millions d’euros de programmes de développement d’urgence, sinon nous aurons perdu une bataille décisive.

 

Alain Boinet :

Tu as ajouté l’approche par les droits aux 4D. C’est une approche que l’on retrouve aussi dans les ODD  (Objectifs de Développement durable 2015-2030) que les États membres des Nations unies, dont les pays du Sahel, se sont fixés pour eux-mêmes en septembre 2015. Nous avons un cadre qui peut aider à faire bouger les États, les gouvernances, en lien avec les citoyens et leurs besoins. Comment cette approche peut-elle être mise en œuvre, développée, et générer des dynamiques vertueuses ?

 

Jean-Marc Châtaigner :

Elle ouvre des perspectives de débats démocratiques, d’ouverture qui n’existaient peut-être pas jusqu’alors. Les municipalités, les régions en sont des acteurs au sein d’un programme de décentralisation du Mali qui doit encore être mis en œuvre et qui est porteur de germes assez positifs.

Cela passe aussi par les initiatives prises par les Parlements du G5 Sahel, appuyées par l’Assemblée nationale française et en particulier par le député Jacques Maire, pour renforcer le contrôle démocratique du pouvoir exécutif par les députés. En permettant un droit de regard renforcé des Parlements sur les politiques de développement, sur les financements des bailleurs de fonds et sur les dépenses militaires, cela ne peut que renforcer la transparence de toutes ces dépenses, là encore peut s’enclencher une autre dynamique positive.

Nous sommes dans la construction d’un nouveau paradigme où un certain nombre de gens qui ne se faisaient pas entendre, ou autant entendre, peuvent aujourd’hui faire entendre leurs voix. Il y a dans le même temps une prise de conscience de l’urgence à agir, c’est une chance dont bénéficiera certainement le Sahel.


[1] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/04/14/mali-des-casques-bleus-blesses-dans-une-attaque-contre-leur-camp-a-tombouctou_5285651_3212.html

[2] https://www.lemonde.fr/international/article/2018/12/04/sahel-l-operation-barkhane-contrainte-de-s-adapter_5392282_3210.html

[3] https://www.lemonde.fr/international/article/2018/07/23/apres-quatre-ans-l-operation-barkhane-a-des-resultats-assure-paris_5334755_3210.html

[4] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/11/08/au-nord-du-mali-l-incertitude-du-desarmement_5380586_3212.html

[5] https://www.lemonde.fr/afrique/visuel/2017/12/22/au-sahel-des-guerre-interminables_5233738_3212.html

[6] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/11/15/paris-veut-sortir-barkhane-du-piege-malien_5215184_3212.html

[7] http://www.lefigaro.fr/international/2018/05/14/01003-20180514ARTFIG00262-perouse-de-montclosles-djihads-africains-ont-des-racines-historiques.php

2 réflexions au sujet de « Où va le Sahel ? Entretien avec Jean-Marc Châtaigner, ambassadeur spécial pour le Sahel. »