L’humanitaire entre Ebola et Daech

Vous l’aurez  remarqué, alors que l’aide humanitaire n’a jamais été si organisée, elle est menacée   au Moyen Orient, dans l’accès aux populations en danger, et en Afrique de l’Ouest où elle est dépassée par l’ampleur de la tâche face au virus Ebola.

C’est le docteur Joanne Liu de Médecins Sans Frontières, qui vient de déclarer à la tribune de l’ONU à New York que le nombre de cas double toutes les 3 semaines, que le virus est en train de gagner et qu’une réaction rapide et directe des Etats est la seule option. Sera-t-elle entendue et quel sera le prix en vie humaines résultant du manque de soutien aux structures de santé, de la lenteur  et du manque d’implication des acteurs concernés,  notamment des Etats qui seuls disposent de capacités à grande échelle. Certains experts anticipent déjà un nombre de victimes vertigineux. Le temps perdu jusqu’à présent est une raison supplémentaire pour agir massivement, chacun à son niveau.

Parlons aussi d’un autre virus. L’assassinat de Alan Henning après celui de David Haines,  membre de l’ONG ACTED, l’appel au meurtre par l’Etat Islamique des français, canadiens, américains et autres occidentaux suivi de l’exécution de Hervé Gourdel  en Algérie, constituent une épreuve tragique dont on évalue encore mal toutes les conséquences. Et pourtant, elles sont déjà considérables, certes pour les humanitaires, mais surtout pour des populations  entières.

La décapitation, et sa mise en scène macabre, symbolise de manière sanglante la logique de guerre totale, guerre de civilisation, de religion dans laquelle nous risquons de sombrer si nous nous laissons entrainer dans cette spirale infernale. Alors, y a-t-il un antidote quelconque à ce virus suicidaire.

Je ne m’attarderai pas sur ce qu’il faut bien qualifier de crimes commis par Daech, tant ceux-ci sont commentés et qualifient leurs auteurs qui ont érigés la terreur en système de gouvernance.  Face à cette réalité, je repensais ces  derniers jours à notre engagement aux côtés des Afghans dans la décennie quatre-vingt face à l’occupation soviétique. Nous étions accueillis comme des amis et protégés.  Et ceci est toujours le cas dans la majeure partie du monde musulman. Alors, notre meilleur antidote n’est-il pas celui de l’action humanitaire au Pakistan, au Liban, en Syrie, à Gaza, en Cisjordanie et partout où cela est nécessaire dans le monde musulman, comme ailleurs. Je repensais aussi à l’intervention américaine en Irak en 2003 et ses conséquences funestes qui se manifestent aujourd’hui encore avec ses métastases qui n’ont pas finies de proliférer.

Alors,  comment faire l’humanitaire au Moyen-Orient.  Car, on voit bien déjà ce que ces exécutions et menaces de mort vont entrainer comme retrait  des expatriés  et comme diminution, si ce n’est suppression,  des programmes de secours dont pourtant des millions de Syriens, Irakiens, Libanais Libyens,  et bien d’autres ont un urgent besoin quotidien, à commencer par les plus vulnérables, qui peuvent parfois être des communautés ethniques ou religieuses, mais  sur la base des besoins vitaux et de l’impartialité.

Aussi, les humanitaires vont devoir repenser, au moins au Moyen-Orient, non seulement leurs méthodes, leur organisation, mais bien plus encore que cela. Ce sont nos valeurs, nos principes mêmes qui sont mis en cause. Comment mener aujourd’hui au Moyen-Orient une action humanitaire fondée sur les principes d’humanité, de neutralité, d’indépendance et d’impartialité dans la distribution des secours quand ceux qui les portent sont exécutés ou menacés de l’être et que l’accès aux victimes devient souvent impossible. Cela n’est pas nouveau en Syrie, mais va en s’amplifiant partout dans la région.  Ce conflit est parti pour durer encore des années, voire à s’amplifier, à s’élargir au-delà  de ce que l’on imagine par un effet dominos  en propageant le malheur par les méthodes les plus criminelles.

Soyons lucides.  Il n’y a pas immédiatement de réponse toute faîte et prête en kit. Risquons-nous seulement   à identifier des priorités qui semblent s’imposer dans ce contexte où l’humanitaire risque d’être paralysé, interdit, expulsé et parfois même décapité.  

Il s’agit là moins d’inventer mais, plus simplement, de redécouvrir des évidences comme la connaissance des pays et des sociétés auprès desquels nous intervenons, la pratique même partielle de leurs langues,  le respect de la diversité des identités, le respect de  la dignité et la compassion pour les victimes, la coopération avec les autorités et les acteurs locaux, l’implication des staffs nationaux, l’optimisation de nos capacités et l’efficacité de l’aide, la continuité entre l’urgence, la reconstruction et la reprise du développement. Sans oublier de chercher à comprendre les raisons profondes  des conflits, non pour en discourir, mais pour gagner en efficacité des secours et en maîtrise des risques.

Si la capacité d’adaptation est une aptitude que l’humanitaire doit pratiquer activement, où se trouvent les marges de manœuvre au Moyen-Orient  où il y a si peu d’espace entre les camps adverses ? C’est à l’intérieur de ces espaces humanitaires, même minimes, souvent éparpillés que nous pouvons agir et rayonner en n’oubliant jamais que la qualité et la clarté de nos relations avec les populations sont au cœur de la sécurité de l’aide. Et puis, c’est aussi le moment de revoir en matière de sécurité nos règles, nos outils, nos assurances.

Bien sûr, le « remote control » ou action à distance avec des équipes locales,  semble  être une réponse immédiate évidente. Là aussi, sachons bien le faire tout en questionnant  la méthode et ses limites connues pour aller plus loin dans l’efficacité qu’elle peut apporter dans la durée et dans l’ampleur que les secours nécessitent. Sans  oublier que la présence d’expatriés est bien la preuve de notre solidarité qui entraine de surcroit un apport et un transfert de capacités essentielles aux secours.

L’action humanitaire est en danger au Moyen Orient où nous sommes face à un risque de confrontation armée généralisée entre les communautés et à la paralysie des secours pour atteindre les victimes.  
Il appartient à notre communauté comme à chaque organisation de relever ce défi, de chercher les voies pour surmonter les épreuves, trouver les solutions face aux obstacles et remplir notre mission d’aide pour les populations en danger qui attendent et espèrent des secours. Car, comme le dit justement Jean-Yves Troy de Solidarités International, abandonner les populations en danger n’est pas pour nous une option. Ne pas renoncer, s’adapter, dialoguer, convaincre, démontrer, agir, le défi humanitaire est bien là.

>Lire l’article de Jean Yves Troy « Dans la gueule du Loup »
>Lire le dernier numéro du journal de Solidarités International
>Ecouter l’émission Géopolitique sur RFI : « Ebola, le grand réveil » (20 septembre 2014).
>Ecouter l’émission Géopolitique sur RFI : « Le Moyen-Orient, chaudron géopolitique de notre planète » (7 septembre 2014). 

2 réflexions au sujet de « L’humanitaire entre Ebola et Daech »

  1. Cher Alain, Très bon article sur les défis inédits et terribles qui sont face à nous, humanitaires. Je m’interroge, à titre personnel, sur la possibilité de continuer à nous définir comme neutres, à partir du moment où ceux qui veulent décapiter les humanitaires occidentaux le font en raison même de leurs principes et de leur action neutres, pacifiques, empreints de tolérance, d’ouverture et d’humanité, notions qui sont pour eux intolérables, insupportables, et vécus comme de véritables agressions… Sommes-nous entrés dans l’ère de l’humanitaire de combat ?

  2. Tant qu’on pensera l’humanitaire de façon binaire au Moyen Orient, en reprenant le choc des civilisations de Huntington, on continuera à être dans une impasse. L’islam est multiple (chiites duodécimains, ismaéliens, zaydites, wahabites, salafis…) quand on y s’y intéresse. les oppositions chiites sunnites dans un contexte ne font pas la règle dans un autre.L’Etat Islamique ne mène pas une guerre de religion, ses principales victimes sont des musulmans (mais ça ne fait pas la une des journaux), ses principaux soutiens sont en Occident et dans les pays du Golfe. Les solutions sont politiques et elles se trouvent en occident en cessant les interventions impérialistes en Libye, en Syrie, en Irak, au Yémen (attaques américaines par drônes). Neutralité, impartialité et indépendance ne sont que des principes inscrits sur du papier, sur le terrain rien de tout ça, que du blabla. A se demander si les humanitaires ne sont pas utilisés par les chancelleries. Savent-ils seulement quels intérêts ils servent…