Hommage à Gérard Chaliand (1934- 2025) par Hugo-Alexandre Queijo
Hugo-Alexandre Queijo n’a pas connu Gérard Chaliand, le militant décolonial, l’aventurier ni le professeur. Il n’a, brièvement, connu que le poète. Pour lui rendre hommage suite à sa disparition en août 2025, il évoque quelques souvenirs de rencontres et de lectures, son amour de la chair des mots et son intelligence politique.
Défis Humanitaires remercie la Revue ESPRIT de l’avoir autorisé à reproduire cet article qu’elle a publié au mois d’octobre.
J’ai rencontré Gérard Chaliand en février 2018, par hasard. J’étais encore étudiant. Alors que mes camarades et moi cherchions une personnalité à inviter pour notre colloque de master, j’avais suggéré son nom après un désistement. Je découvrais pourtant à peine ses travaux, mais son écriture, avec ses aphorismes serrés, me plaisait. Gérard répondit favorablement à notre invitation. Je le découvris donc quelques semaines plus tard, avec sa casquette sur les yeux et son blouson en cuir. Il avait déjà 84 ans. Il tirait derrière lui une valise, apparemment aussi vieille que lui, qui contenait plusieurs exemplaires de son dernier livre1 . Ce jour-là, je pris une dédicace de son livre comme prétexte pour un rendez-vous à Paris. Il me donna rendez-vous au Tea Caddy, à deux pas de Notre-Dame. De là, nous parcourûmes la capitale pendant deux bonnes heures avant que, revenus dans le 13e arrondissement où il vivait, il m’invitât à partager un verre de vin blanc dans un bistrot. Quelques mois plus tard, comme d’autres avant moi, j’atterrissais à Erbil, capitale du Kurdistan irakien. J’y découvris son appartement à Naz City, les dîners avec Sipan et Wirya2 et le chercheur français Arthur Quesnay, avec qui nous partagions son canapé. C’était alors mon premier contact avec l’aventure.
Gérard et moi ne nous sommes plus quittés depuis. Je l’ai revu chaque semaine, souvent plusieurs fois, jusqu’en septembre 2022. Pendant les premiers mois, il échangeait sa compagnie contre un modeste travail de secrétariat. Je me rappelle la recommandation de mon professeur Olivier Zajec de ne pas devenir l’assistant personnel de Gérard Chaliand. Il s’était rapidement ravisé, ajoutant qu’il y avait néanmoins « de bien plus mauvais débuts de carrière ». Je crois qu’il avait raison. Ce travail de secrétariat étant partagé par d’autres jeunes gens, il ne m’occupait guère que quelques minutes. J’en fus vite complètement déchargé. Quatre ans plus tard, ces rencontres s’espacèrent, soumises à mes brefs passages dans la capitale. Elles n’en devinrent que plus précieuses. Au gré de ces dernières, je fis la rencontre des membres de ce que certains aimaient appeler le « fan club » de Gérard Chaliand. Certains devinrent des amis très proches. Nous avions en commun d’être jeunes, tentés par le voyage et, pour beaucoup, d’avoir trouvé chez Gérard une nouvelle façon d’être au monde. Je n’ai pas connu le militant décolonial, l’aventurier ni le professeur. D’autres en ont déjà saisi l’essentiel. Le général Guy Hubin indique ainsi que si l’on ne devait ne posséder qu’un livre, il faudrait que ce soit l’Anthologie mondiale de la stratégie (Robert Laffont, 2001)3 . Hervé Coutau-Bégarie saluait le « connaisseur incomparable des guérillas4 ». Je n’ai, pas plus, connu le défenseur des minorités arméniennes et kurdes. Je n’ai, brièvement, connu que le poète. Là encore, difficile de faire mieux que la préface de Feu nomade, son principal recueil de poèmes, écrite par son ami Claude Burgelin5 . Lors d’une promenade au square Saint-Médard, Gérard m’avait invité à choisir un livre parmi ceux, étalés sur le sol, par un vendeur ambulant. Attiré par sa couverture et par l’auteur, j’avais choisi les Baladins de la Margeride de Jean Lartéguy. J’y ai retrouvé plus tard les images, les rythmes, les contradictions et la grammaire pour dire, à ceux qui ne l’ont pas connu, une partie de ce qu’il était.
Images et souvenirs
Une des premières choses qui frappaient chez lui était son appartement. Dans ce petit espace, les anciennes civilisations et les livres étaient partout présents. Des tapis, coffres, statuettes et bibelots divers, ainsi que des tableaux, complétaient l’ensemble. Des plantes et des fleurs constituaient la touche finale, fréquemment réassorties à mesure qu’elle les lui était offertes ou qu’il les cueillait lui-même dans les parcs de Paris. Dans cet espace, la banalité comme l’affolement du monde extérieur semblaient abolis. J’en suis, maintes fois, reparti avec le sac à dos rempli de livres. L’un des premiers était Le monde d’hier de Stefan Zweig. Chez Gérard, le Paris décrit par l’auteur autrichien, la ville « qui dilate le cœur » et où « toutes les possibilités s’offraient », paraissait miraculeusement préservé. Il fut pour moi, et pour beaucoup d’autres, un véritable refuge. À mesure que nous courions le monde, le retour se faisait parfois décevant. La peur, la tension et les nuits sans sommeil nous rendaient nerveux et impatients. Nous pouvions, chez Gérard, laisser libre cours à nos doutes et à notre mélancolie. Ils y étaient refoulés, dissous dans l’épaisseur du lieu. Paris, qui était et qui reste, pour la plupart, notre port d’attache, redevenait accueillant. Au cours de ces longues soirées, sa compagnie et sa conversation étaient un réconfort immense. Nous commencions souvent par dîner, par boire et par rire. Puis nous partagions un thé ou une liqueur, alors qu’il prenait place dans l’unique fauteuil. Il bourrait lentement sa pipe, la laissait chauffer au creux de sa paume, avant de commencer, lentement, à fumer. Ses lunettes posées sur le bout du nez, il déroulait alors une liturgie discrète de la lecture. Tournant les pages avec précaution, il refaisait l’histoire. En l’écoutant, il semblait évident que des événements, en apparence isolés, prenaient place dans une perspective supérieure. Le monde s’ordonnait. Les heures passant, il passait de l’instruction de la pensée à celle des sentiments. Au fil des mots s’estompait la frontière ténue entre souvenirs, espoirs et sensations. Dans ces moments-là, Gérard incarnait un curieux mélange de sagesse et de folie. L’ivresse et l’odeur du tabac provoquaient une confusion joyeuse, à laquelle succédait une transe douce. C’était là, dans cette intimité du silence, que nous étions le plus proches. Comment, en le quittant, ne pas croire que le ciel n’existait que pour nous ? Dans les dernières années, la vieillesse et le rapport à la mort prirent chez lui une place de plus en plus importante. Il m’évoquait, et m’évoque toujours, un des personnages des Cavaliers de Joseph Kessel. Toursène, le plus grand des Tchopendoz, désormais trop vieux pour courir le bouzkachi6 . Il était dur avec lui-même et avec les siens, souvent maladroit et avait parfois besoin d’être rassuré sur lui-même. Je savais combien l’Afghanistan avait compté pour lui. Il en avait, entre autres, conservé cette obsession parfois malsaine du « savoir mourir ». Les pertes rapprochées de Kim et Juliette, les mères de ses deux enfants, l’avaient affaibli7 . Ses yeux autrefois clairs, désormais voilés, semblaient parfois perdus. Je crois toutefois que l’épreuve le rendit plus tolérant. À mesure que l’âge marquait plus durement son corps et son visage, il faisait preuve d’autant plus de tendresse et de chaleur. De toutes les libertés, celle de choisir l’heure et le lieu de sa mort fut peut-être la seule dont il n’usa finalement pas. Restait l’orgueil de continuer à écrire et à transmettre, jusqu’au bout. Il voulut me prévenir, lors de nos dernières rencontres : « Je ne serai pas là pour encore très longtemps, tu sais. » Je pris alors des photos qui gardent, je crois, l’empreinte d’un adieu élégant et discret.
L’amour de la chair des mots
Lors de notre première rencontre, j’étais encore largement, en matière littéraire, d’une ignorance consommée. Il en était aussi atterré que réjoui, et se donna pour mission de pallier ce manque. Son premier choix fut le dialogue entre les Athéniens et les Méliens, narré par Thucydide dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse : « La justice n’entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d’autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder8 . » Il s’agissait, selon lui, de la leçon politique absolue. Ce fut ensuite, pêle-mêle, César, Marc Aurèle, Aristote et Sénèque, puis Montesquieu, Tocqueville, Victor Hugo et tant d’autres qu’il m’est impossible de tous les citer. Il y mélangeait régulièrement des traités politiques divers et des anthologies de géographie ou d’histoire. C’était ensuite Confucius, Machiavel ou même Frantz Fanon. Je repartais de chez lui, chaque semaine, avec une dizaine d’ouvrages au moins. Ses mails se terminaient presque toujours par « prends un gros sac à dos ». Preuve de la masse qu’il avait accumulée, il ne m’a jamais paru que le nombre de livres visibles chez lui ait, pourtant, jamais diminué. Je n’en ai, depuis, pas encore lu la moitié.
Au-delà de l’histoire et de la politique, les livres qui l’enthousiasmaient le plus étaient ceux qui rapportaient une aventure. Une de ses expressions favorites est tirée du Zorba de Nikos Kazantzakis : « Vivre, sais-tu ce que ça veut dire ? Défaire sa ceinture et chercher la bagarre9 . » Je l’ai vu, debout dans son salon, un sabre à la main, me lire des extraits de La guerre de partisans de Denis Davidov, le poète hussard : « La garde de Napoléon passe parmi nos cosaques comme un navire armé de cent canons parmi des barques de pêcheurs10 . » C’était aussi Pour qui sonne le glas (1940) d’Ernest Hemingway, Joseph Conrad, en bref, tout ce qui montrait l’humain capable de vivre, en sachant qu’il faudra mourir. Il préférait Jünger à Genevoix, parce que l’intensification de l’expérience intérieure à la guerre correspondait à son tempérament. Elle passait, chez lui, avant tout par la rencontre. L’amitié et l’amour relevaient aussi de l’aventure. Elle était aussi historique, interrogeant la nature humaine comme les époques, comme dans Le Pont sur la Drina (1945) d’Ivo Andrić. Dans Les baladins de la Margeride, le personnage principal, Jean Soleyrolles, refuse de s’enfuir face au danger car : « Ce serait trahir toute une littérature11 . » Gérard eût approuvé.
Toutefois, c’est dans la poésie qu’il déversa le meilleur de lui-même. Il aimait « la chair des mots12 ». Son écriture était à la fois douce et cruelle. Il citait Nietzsche, affirmant qu’il « faut porter en soi un peu de chaos pour accoucher d’une étoile dansante13 ». La vie intérieure devenait ainsi un acte de présence au monde autant qu’une quête de vérité : « Il y a des moments où ton âme s’ouvre, de manière inattendue. Tu deviens sensible. Des choses apparemment inexplicables apparaissent soudain simples, évidentes. » Il lisait à voix basse, comme s’il risquait de briser la magie de l’instant. Il me lisait Omar Khayyam, et je conserve du recueil du poète turc Nâzım Hikmet, Il neige dans la nuit14 , un souvenir extraordinaire. Sa voix tremblait lorsqu’il évoquait Horace, énonçant qu’il nous fallait « en un bref espace, épuiser un long espoir ». Qui, ayant connu la guerre, peut rester impassible au souvenir de Priam baisant les mains d’Achille et pleurant tous deux la mort d’Hector et de Patrocle ? Dans la postface à Terres de Sang, Timothy Snyder évoque ainsi le bouclier d’Achille, orné d’un motif en spirale, illustrant la mer et la terre, la moisson et la danse, la paix et la guerre, incarnation de l’écriture qui préserve « les différents mondes de personnes différentes, même après la mort15 ». Le savoir de la peau De ce fil littéraire et de ses voyages, Gérard avait bâti une solide intelligence politique. Elle était, notamment, sous-tendue par le refus catégorique des totalitarismes, « ces dieux qui président aux délires collectifs16 ». Cette posture était, chez lui, aussi intellectuelle qu’esthétique. De sa thèse de doctorat, Mythes révolutionnaires du tiers-monde17, il conserva le goût de la remise en cause des tabous du moment. Il méprisait ouvertement ceux qui, pensant les défendre, ne voyaient en dehors du monde occidental que des populations appelées à rester « des mythes littéraires, des prétextes à nous indigner18 ». Nous qui voulions servir la France, il nous encouragea à mieux la connaître, avec son hypocrisie et ses petitesses. C’est aussi lui qui nous montra que la vieille nation était, et demeure, infiniment plus grande que le spectacle que ses dirigeants en donnent à voir. De même, il nous apprit à reconnaître notre propre naïveté. Quand on cherche l’aventure, il est aussi tentant que dangereux de se satisfaire, sans bien le comprendre, du rôle que le hasard nous donne à jouer. Il nous prévint également que, dans les mondes violents et démunis, les apparences d’amitié cachent souvent le vice et le calcul. Rien ne se donne. Il martelait le primat absolu de la détermination : « Il faut assumer de choisir ce qu’il en coûte d’être un vainqueur et, pire encore, ce qu’il en coûte de le rester. » Pour lui, la guerre était une réalité anthropologique indépassable (« tout s’est construit par le fer, le feu et le sang19 »), bien plus souhaitable que l’asservissement. Elle est un des carburants d’un monde où, comme l’a rappelé Michel Goya, « rien ne remplace la victoire20 ». Au-delà du courage physique, il portait aux nues le courage moral et intellectuel sans lequel, trop souvent, l’on se trouve battu par soi-même. Il dénonçait ce fait pour la France, énonçant clairement que nous sommes, par « conservatisme et corporatisme21 », notre principal adversaire. Il considérait ainsi l’étude de l’histoire comme indispensable. Il citait donc Marc Bloch, avec L’étrange défaite, comme le seul ayant « su dire la situation dans laquelle nous nous étions laissé enfermer » en 194022. Il en retint cette citation d’Eschyle : « Les dieux aident ceux qui travaillent à leur propre perte23 . »Clausewitz ne disait rien d’autre : « La victoire est le prix du sang. Il faut adopter le procédé ou ne pas faire la guerre. Toutes les raisons d’humanité qu’on mettrait en avant ne vous exposeraient qu’à être battu par un adversaire moins sentimental24 . »
Son legs le plus précieux, et surtout le plus utile à la guerre, demeure ce qu’il avait appelé le « savoir de la peau […] associant ce qui est appris par les livres et l’expérience25 ». Combien de fois nous a-t-il ainsi répété que « le bagage le plus léger du voyageur est sa culture et, particulièrement, sa connaissance historique » ? Seule l’empathie permet réellement de saisir ce que révèlent « ces crises qui déchirent un pays et le montrent écartelé, sans mystère et sans pudeur26 ». Gérard m’a ainsi aidé à comprendre cette méthode dont le cœur peut être résumé simplement : partir de l’individu. C’est dans les entretiens, les récits de prisonniers et le partage de l’expérience des combattants qu’il est possible d’identifier les leviers qui, in fine, permettent réellement d’agir. Gérard insistait sur le fait de ne pas « s’en tenir à des rencontres sociales liées à son propre statut ». De même, c’est ainsi que l’on sent « l’art complexe d’être ou de paraître27 ». Le général Guy Hubin insiste sur le fait que cette nécessité « exige des compétences spéciales […] et comporte des risques importants. Si l’on ne possède pas les premières et si on n’est pas disposé à encourir les seconds, il vaut mieux rester chez soi 28 ». Cette leçon ne se limite pas, loin de là, aux conflits irréguliers.
La dernière veille avant l’aube
Vient maintenant le moment de tirer de tout cela une synthèse. Certains mettront l’accent sur la géopolitique, d’autres sur l’aventurier. Je garderai, avec d’autres, une mémoire sans doute semblable à la description que livra Zweig de Sigmund Freud : « On s’instruisait et on admirait en même temps, on se sentait compris dans chaque mot par cet homme prodigieusement libre de préjugés, qu’aucune confession n’effrayait, qu’aucune affirmation n’irritait, et pour qui la volonté d’éduquer autrui à la clarté de la pensée et des sentiments était devenue depuis longtemps une volonté instinctive guidant son existence29 . » De cette œuvre dédiée au témoignage se dessine aussi une revendication de la condition humaine, aussi fragile qu’elle demeure, comme la suprême dignité. Au-delà, je crois que la littérature fut le seul vrai domaine de sa vie. Entre toutes ses passions, Gérard estimait, comme Marc Bloch, que c’est elle qui justifie l’existence humaine. Elle seule pouvait, au prix d’un effort constant, donner du sens à un monde violent et fragmenté. Avec son interprétation de La légende de Gilgamesh Gérard traduit ce qui était peut-être sa conviction la plus profonde : « Nous sommes une espèce mortelle et […] la mémoire seule, quand elle est inscrite, continue d’être vivante30 . »
Il n’est pas vain de s’interroger sur la portée d’un tel héritage. Sans doute universelle, je m’en tiendrai ici à celle qui intéresse sa patrie, la France. Peu de nos concitoyens ont conscience qu’elle perd, avec son départ, une part d’elle même. C’est à la France, la première, qu’il avait dédiés ses mémoires, en « témoignage de reconnaissance », pour l’avoir « doté des outils culturels pour témoigner avec pertinence31 ». La comparant au reste du monde, il disait mesurer « la chance de n’avoir pas avoir été déterminé par l’exigence de ces interdits, de cette conception des rapports sociaux où l’individu n’a pas d’existence32 ». Il insistait aussi sur celle, parfois oubliée, de vivre dans un pays où « naître femme ne mène pas à la soumission33 » Il dénonçait l’anachronisme de la « culpabilité coloniale », les dangers de « la victimisation » ainsi que les « imposteurs de la révolte »34. Si la France ne pouvait que nous décevoir, il fallait continuer de l’aimer. Il restera ainsi le trait d’union d’une communauté qui, partageant certaines dispositions, trouva en lui une façon de penser sa liberté. Dans une société fabriquant l’isolement, son dernier cadeau fut de nous offrir le choix volontaire de la fraternité. C’est, de tous, le plus précieux. Reste à le préserver. C’est désormais « l’heure des prédateurs35 ». Partout où le regard se pose, les périphéries de notre continent constituent un seul et même champ de bataille. La France semble pourtant largement inconsciente des dangers qui la menacent. Elle se laisse encore séduire par des discours politiques vides et s’adonne à une inflation bavarde. La paix, disent-ils, vaut bien quelques sacrifices, surtout quand ils ne coûtent rien. Son armée, orgueilleuse, reste bien souvent « une vieille dame qui ne souffre pas d’être bousculée36 ». Partout, nos ennemis s’amassent. D’anciens alliés s’éloignent. À l’Est, convaincue de notre faiblesse, une imposante machine s’est mise en marche. Au Sud, les soldats du jihad n’ont pas encore dit leur dernier mot. Leurs visages sont différents, mais leur but est le même : nous asservir. Il nous appartient encore, peut-être pour peu de temps, de choisir de rester libres. Il est probable, si tel est le cas, qu’il nous faille combattre. Gérard aimait ce vers du poète russe Mikhaïl Lermontov : « Je vais seul sur la route, un chemin rocailleux scintille à travers le brouillard. » Il s’est en allé. Reste de lui cette injonction, qui conclut son dernier poème, sobrement appelé Envoi : « On ne se rend pas. »
Hugo-Alexandre Queijo.
1. Gérard Chaliand, Pourquoi perd-on la guerre ? Un nouvel art occidental, Paris, Odile Jacob, 2016.
2. Gérard évoque plus longuement son appartement à Erbil et sa relation avec Sipan et Wirya, un couple d’amis d’origine kurde ayant vécu longtemps en Europe, résidant quelques étages en dessous dans le même immeuble, dans G. Chaliand, Le Savoir de la peau. Mémoires, Paris, L’Archipel, 2022, p. 229.
3. Guy Hubin, La Guerre. Une vision française, préface de Jean-Marie Faugère, Paris, Economica, coll. « Bibliothèque stratégique », 2012, p. 257.
4. Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, Paris, Economica, coll. « Bibliothèque stratégique », 2013, p. 531. Voir aussi Adam Nossiter, “Gérard Chaliand, Intrepid Authority on Geopolitics, Dies at 91”, The New York Times, 27 août 2025 ; « Gérard Chaliand (1934-2025) : un irrégulier de la géopolitique » [en ligne], Le Grand Continent, 20 août 2025 ; Frédéric Encel, « Adieu à Gérard Chaliand, un “franc-tireur de la géopolitique” », L’Express, 26 août 2025.
5. G. Chaliand, Feu nomade et autres poèmes, préface de Claude Burgelin, postface d’André Velter, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2016.
6. Chez les peuples cavaliers d’Asie centrale, le bouzkachi est un jeu équestre ancestral, rude et prestigieux, où des hommes à cheval s’arrachent la carcasse d’une chèvre pour la porter jusqu’au but. Ceux qui y excellent sont appelés Tchopendoz, cavaliers redoutés et respectés, car il faut force, adresse et bravoure pour survivre à cette mêlée sauvage. Voir Joseph Kessel, Les Cavaliers [1967], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1982.
7. G. Chaliand, Le Savoir de la peau, op. cit., p. 54. Kim Lefèvre, née le 12 octobre 1935 à Mayotte et morte le 6 août 2021 à Marseille, était une écrivaine, comédienne et traductrice franco‑vietnamienne. Née d’une mère vietnamienne et d’un père français, elle grandit en Indochine et émigre en France en 1960 pour étudier les lettres à la Sorbonne, entamant ensuite une carrière littéraire marquée par deux récits autobiographiques majeurs et deux fictions. Elle fut, entre autres, interviewée par Bernard Pivot dans l’émission Apostrophes, le 7 avril 1989. Juliette Minces, née le 18 juillet 1937 à Paris et morte le 24 juin 2021 à Fontenay-le-Comte, était une sociologue politique et écrivaine française. Ayant grandi dans une famille juive polonaise réfugiée en France, elle fut internée à Gurs pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle fut également militante pour l’indépendance de l’Algérie, engagée dans la lutte anticoloniale et, plus largement, pionnière dans la dénonciation du communautarisme face à une laïcité qu’elle considérait comme essentiel à l’émancipation des femmes, entre autres travaux.
8. Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, trad. Jean Voilquin [1936], livre V, ch. 89. L’Histoire de la guerre du Péloponnèse est le récit du conflit opposant les cités grecques de Sparte, à la tête de la ligue du Péloponnèse, et d’Athènes, à la tête de la ligue de Délos, à la fin du Ve siècle av. J.-C., soldé par l’effondrement de cette dernière. Le dialogue mélien a lieu dans la quinzième année de guerre, lors de la confrontation de 416-415 entre les Athéniens et le peuple de Mélos, petite île située dans le sud de la mer Égée, à l’est de Sparte.
9. Nikos Kazantzakis, Alexis Zorba [1946], trad. Yvonne Gauthier, Paris, Pocket, 2002, p. 109.
10. Denis Davydov, La Guerre de partisans. 1812 : la campagne de Russie [1821], trad. Henri de Polignac, préface de Gérard Chaliand, Paris, CNRS Éditions, coll. « Biblis », 2016.
11. Jean Lartéguy, Les Baladins de la Margeride, dans Si tu reviens en Margeride, Paris, Omnibus, 1997, p. 366.
12. G. Chaliand, Le Savoir de la peau, op. cit., p. 100.
13. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra [1885], trad. Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1985.
14. Nâzım Hikmet, Il neige dans la nuit et autres poèmes, traduction de Münevver Andaç et Güzin Dino, préface de Claude Roy, postface de G. Dino, suivi d’une évocation par Abidine, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1999.
15. Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline [2010], trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2025, p. 680. Snyder évoque plus particulièrement, dans ce passage, l’utilisation du symbole par le poète lituanien Tomas Venclova, qui rend hommage au poète russe Joseph Brodsky.
16. J. Lartéguy, Si tu reviens en Margeride, op. cit., p. 424.
17. G. Chaliand, Mythes révolutionnaires du tiers-monde. Guérilla et socialisme, Paris, Seuil, coll. « L’histoire immédiate », 1976.
18. J. Lartéguy, Si tu reviens en Margeride, op. cit., p. 423.
19. G. Chaliand, Le Savoir de la peau, op. cit., p. 295.
20. Michel Goya, « Le 11 novembre, rien ne remplace la victoire » [en ligne], La Voie de l’Épée, 24 octobre 2018.
21. G. Chaliand, Le Savoir de la peau, op. cit., p. 284.
22. Ibid., p. 286. 23. Ibid., p. 290.
24. Maréchal Foch, De la guerre [1903-1904], éd. Martin Motte, préface du général Benoît Durieux, Paris, Tallandier / Ministère des Armées, 2023, p. 108.
25. G. Chaliand, Le Savoir de la peau, op. cit., p. 9.
26. J. Lartéguy, Si tu reviens en Margeride, op. cit., p. 336.
27. G. Chaliand, Le Savoir de la peau, op. cit., p. 292.
28. Guy Hubin, Perspectives tactiques, préfacé par Hervé Coutau‑Bégarie, Paris, Economica, coll. « Bibliothèque stratégique », 2009, p. 170.
29. Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen [1944], trad. Serge Niemetz, Paris, Belfond, 1996, p. 491.
30. La Légende de Gilgamesh, éd. G. Chaliand, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2021.
Pour en savoir plus sur la réflexion stratégique de Gérard Chaliand : https://defishumanitaires.com/2019/04/23/entretien-avec-gerard-chaliand-que-nous-apprend-la-guerre-ou-comment-comprendre-les-conflits/
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