La grande transmission : une opportunité historique pour l’intérêt général

Une dynamique silencieuse mais massive

Ernest-Barthélémy Michel, Esquisse pour l’église Saint-Nicolas-des-Champs : Saint Martin partageant son manteau

Saint Martin partageant son manteau : un symbole de don et de solidarité. Aujourd’hui, cette image invite à réfléchir à la manière dont la transmission du patrimoine peut servir l’intérêt collectif.

Depuis vingt ans, la France connaît une transformation silencieuse mais majeure : celle de la transmission patrimoniale.
Entre 2000 et 2020, on peut estimer que 2 600 à 3 000 milliards d’euros ont été transmis par héritages et donations.

En 2022, selon les données de France Générosités[1], les legs et donations caritatives s’élevaient à 1,271 milliard d’euros, soit un peu moins de 0,7 % des transmissions globales cette année-là.

Hypothèse  : si ce ratio de 0,7 % est resté relativement stable au cours des deux décennies précédentes, alors les legs et donations aux associations, fondations et Églises auraient représenté sur la période environ 20 milliards d’euros. Une somme importante en valeur absolue, mais marginale au regard du volume global transmis.

Les  travaux récents de Jérôme Fourquet et Marie Gariazzo Sylvain Manternach, publiés par la Fondation Jean-Jaurès[2], annoncent une « grande transmission » inédite : près de 9 000 milliards d’euros de patrimoine devraient changer de mains d’ici 2040, principalement des baby-boomers vers leurs héritiers. Une masse patrimoniale qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire contemporaine de notre pays.

Si la part de 0,7 % restait inchangée, cela représenterait environ 63 milliards d’euros pour les associations et fondations sur vingt ans. Autrement dit, un triplement par rapport aux vingt années passées. C’est considérable, mais c’est encore très peu rapporté au total transmis.

Nous avons tenté l’exercice de projection, un pari sans doute risqué, mais nécessaire pour visualiser l’enjeu. Le graphique ci-dessous présente une répartition plausible de cette transmission vers les organisations d’intérêt général, en tenant compte de la dynamique démographique : 30 % des patrimoines transmis entre 2022 et 2031, puis 70 % entre 2032 et 2041. Cette hypothèse non linéaire reflète l’accélération inévitable des décès de la génération baby-boom et la concentration du patrimoine sur les deux prochaines décennies.

Ce scénario conduit à une montée en puissance progressive des flux, passant de 1,271 milliard d’euros pour les organisations d’intérêt général en 2022 à plus de 2 milliards par an en début des années 2030, puis au-delà de 4 milliards à l’horizon 2040.

Projection des legs et donations aux OSBL (2022-2041)

Cette projection dessine un paysage contrasté. D’un côté, une ressource prévisible et en forte croissance. De l’autre, une part relative toujours marginale. L’enjeu pour les acteurs de l’intérêt général est donc double : capter leur part de cette transmission et, plus encore, convaincre que le legs n’est pas un geste secondaire, mais un véritable choix de société.

Car au-delà des chiffres, la question est existentielle : quelle part de notre patrimoine collectif voulons-nous consacrer à l’avenir commun ? Les défis humanitaires, sanitaires, sociaux et environnementaux exigent des moyens accrus. Les legs peuvent devenir l’un des leviers majeurs de ce financement si un effort de pédagogie, de confiance et de reconnaissance est accompli.

Pour y parvenir, plusieurs conditions sont nécessaires :

  • Valoriser la portée sociale du legs, en montrant que chacun, quel que soit son patrimoine, peut inscrire son nom dans une histoire plus grande que lui.
  • Renforcer la culture du don en France, encore marquée par la discrétion familiale et la faible valorisation publique des testateurs.
  • Accompagner les baby-boomers dans leurs réflexions patrimoniales, par un dialogue clair, respectueux et professionnel entre associations, notaires et familles.
  • Assurer la transparence et l’efficacité des organisations bénéficiaires, afin que la confiance se traduise en engagements concrets.

La « grande transmission » n’est pas qu’un phénomène démographique. C’est un rendez-vous culturel et politique, au sens noble du terme : celui de l’allocation de nos richesses collectives entre intérêts privés et bien commun.

En 2040, il sera trop tard pour constater que l’opportunité a été manquée. C’est aujourd’hui qu’il faut agir pour que la part de l’intérêt général dans les successions ne soit pas condamnée à rester marginale. Faire du legs un réflexe, c’est préparer un avenir où nos solidarités seront à la hauteur des défis.

[1] https://www.francegenerosites.org/chiffres-cles/

[2] https://www.jean-jaures.org/publication/la-roue-de-la-fortune-constitution-et-transmission-des-patrimoines-dans-la-france-contemporaine/

Antoine Vaccaro :

Il est titulaire d’un doctorat en sciences des organisations – Gestion des économies non-marchandes, obtenu à Paris-Dauphine. Après un parcours professionnel au sein de grandes organisations non gouvernementales et de groupes de communication, tels que la Fondation de France, Médecins du Monde ou TBWA, il préside aujourd’hui Force For Good et le Cerphi (Centre d’étude et de recherche sur la philanthropie).

Il exerce également diverses fonctions d’administrateur au sein d’associations et a co-fondé plusieurs organismes professionnels promouvant le financement privé des causes d’intérêt général, parmi lesquels l’Association Française des Fundraisers, Euconsult ou encore la Chaire de Philanthropie de l’ESSEC. Il a par ailleurs contribué à la rédaction de la charte de déontologie des organisations faisant appel à la générosité publique.

Il est enfin auteur de plusieurs ouvrages et articles portant sur la philanthropie et le fundraising.


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