Interview d’Alexandre Giraud, directeur général de Solidarités International

Une Interview d’Alexandre Giraud, directeur général de Solidarités International, par Alain Boinet.

Alain Boinet : Récemment, sur ce site, Pierre Brunet s’interrogeait sur les évolutions de l’humanitaire. Ses propos ont rencontré un écho réel dans la communauté humanitaire. Il se demandait si l’humanitaire ne serait plus qu’un service, une prestation et si le destinataire de l’aide n’était pas passé progressivement de « sujet » de l’humanitaire » à « objet » d’une « transaction » dans laquelle une ONG agirait comme un vendeur d’aide. Que penser de cette interrogation et comment vois-tu cette question ?

Alexandre Giraud : C’est une grande question. Je pense que Pierre Brunet a bien raison de la poser. Nous en avons souvent parlé ensemble. Je pense que globalement cela interroge la position de l’humanitaire qui, encore, ne serait là que pour « panser les plaies ». Est-ce que l’humanitaire ne doit pas faire un peu plus ? On lit dans les colonnes de Défis Humanitaires, que les dépenses humanitaires sont passées en 10 ans de 8 milliards à 26 milliards d’euros. L’intérêt de l’aide humanitaire pour les pouvoirs publics, mais aussi les acteurs humanitaires et les acteurs privés, a beaucoup évolué et a provoqué plusieurs choses. La première c’est qu’il y a beaucoup d’organisations humanitaires qui ont eu une croissance très importante. Je fais souvent la comparaison avec les bactéries. Lorsqu’une organisation commence à être trop grande, sa seule préoccupation c’est de se multiplier, de croître. Elle risque de perdre de vue son objectif initial. C’est le propre de tout organisme.

Nous arrivons à un moment où certaines structures ont comme unique objectif leur croissance. A partir de là, pour croître, il faut trouver les manières les plus efficaces. Cependant les manières les plus efficaces ne sont souvent pas celles qui servent le mieux les populations. On va chercher des méthodes qui vont industrialiser les process, des méthodes qui vont uniformiser les techniques et qui vont être probablement issues du marketing ou de la haute finance, pour essayer justement de capter un maximum de fonds possibles et puis perdre finalement de vue l’objectif premier : l’impact et la qualité de l’intervention auprès des populations.

Je ne postule pas une position de « fondamentaliste » de l’humanitaire. Le fait que les dépenses humanitaires aient beaucoup augmenté nous indique que la situation humanitaire a changé au niveau mondial. Nous sommes passés de beaucoup de réponses sur des logiques de catastrophes naturelles à une quasi-systématisation de réponses humanitaires dans des contextes de conflits. Cette évolution fait émerger de nouvelles problématiques. En effet, lorsque l’on est présent depuis 10, 15 ou 20 ans sur le terrain et que l’on fait face à ce secteur humanitaire, devenu extrêmement important au niveau financier et qui attire des acteurs à la fois privés, politiques, ainsi que des acteurs humanitaires ayant muté dans leur vision, une question se pose :

Peut-on rester une organisation qui se concentre uniquement sur la réponse humanitaire et la qualité de la réponse humanitaire ?

Le constat actuel au sein de Solidarités International, c’est qu’il faut continuer à avoir cette préoccupation principale qui est la qualité de réponse auprès des populations. Cela passe par le fait de répondre différemment selon chaque contexte. Cependant, autour de ces actions, on ne peut plus rester silencieux. Nous avons désormais un rôle à tenir au niveau de la sphère humanitaire et internationale pour défendre cette manière de faire de l’humanitaire. Elle est en train de se perdre devant les discours globalisants basés sur l’efficacité et les logiques de croissance qui n’ont finalement plus beaucoup de fond.

AB : Tu parles souvent toi-même des effets problématiques de l’industrialisation de l’aide humanitaire. Qu’entends-tu par là et que suggères-tu pour faire face à l’augmentation des besoins et pour garder la qualité de réponse à ces mêmes besoins ?

AG : Avant de parler d’  « industrialisation », il faut aussi parler de « professionnalisation ». C’est un terme qui a été beaucoup utilisé dans le domaine humanitaire ces 20 dernières années. Il y a eu un bond incroyable en matière de méthodes de travail, de mesures de l’impact, de réactivité et de la qualité de la réponse que l’on peut avoir auprès des populations. Maintenant la question de la « professionnalisation » a pris une connotation très bureaucratique, où finalement il s’agit d’être plus performant dans la manière de rendre des comptes et de pouvoir précisément justifier de la bonne utilisation des fonds. Cela ne porte plus forcément uniquement sur la qualité et l’impact de la réponse humanitaire.

L’ « industrialisation », d’autre part, c’est presque un corollaire de ce dont je parlais précédemment, c’est-à-dire que lorsqu’on est dans des logiques de croissance et que l’on se retrouve face à un développement aussi incroyable du système humanitaire, effectivement on rentre dans des logiques quantitatives. Pour servir une logique de quantité, l’industrialisation des méthodes semble être la réponse la plus facile. Le problème est que l’humanitaire passe d’abord par le rapport avec l’humain. Cela a d’ailleurs été repris par Médecins Sans Frontières (MSF) dans une série de documents sur l’emergency gap. Le besoin de l’individu ou celui d’un groupe ne peut s’inscrire dans une réponse globale.  Sur le terrain, on se rend vite compte que d’un village à un autre, d’une famille à une autre, d’un département à un autre, les besoins et les attentes sont différents et ainsi la réponse ne saurait être la même.

Ensuite, nous sommes aussi confrontés à une augmentation des besoins, ce qui côtoie de près la question des logiques d’impact. L’une des solutions est à mon sens le recours à la technologie. Actuellement, nous avons des outils au niveau des réseaux de communication, à la fois maîtrisés par les populations affectées, mais aussi par les travailleurs humanitaires. Ainsi, en travaillant sur la conjonction des deux, on peut arriver à préserver la qualité et aboutir à des réponses qui vont s’appliquer aux besoins de chacun. On peut actuellement obtenir de l’information quasiment en temps réel directement de la part des populations bénéficiaires, par les réseaux sociaux et d’autres supports sur l‘évolution des besoins et aussi sur l’impact de la réponse. Parallèlement, l’évolution, vers plus de transparence dans le partage des données par les organisations humanitaires, associée à la puissance de traitement actuellement disponible, doit nous permettre une visualisation beaucoup plus précise des besoins, de leurs spécificités, de leur évolution et de leur couverture. Le secteur humanitaire a beaucoup de retard dans l’utilisation de ces méthodes mais les outils sont là. Il devient urgent de les adopter.

La technologie ne remplace pas l’humain mais peut l’assister. Dans ce sens, je pense qu’il s’agit aussi de savoir quel est l’esprit et la culture de l’organisation. Chez Solidarités International, le mot d’ordre c’est l’engagement. Chaque personne va faire en sorte de ne pas compter ses heures, de ne pas compter l’énergie qu’il investit. Tout cela dans un seul but : trouver la meilleure réponse aux besoins qui sont constatés sur le terrain.

AB : Tu es le directeur général de Solidarités International, après en avoir été le directeur des opérations. Où en est l’ONG aujourd’hui et sur quelle trajectoire est-elle, en termes de mises en œuvre et de capacités ?

AG : Je trouve assez intéressant qu’une association comme la nôtre puisse proposer à un directeur des opérations de devenir directeur général. Cela montre l’importance de la connaissance du terrain et des opérations dans la conduite globale de l’association. A mon sens, cette caractéristique est fondamentale. Je parlais plus tôt de rapports humains dans la compréhension des besoins. C’est quelque chose qui doit rester central et qui ne peut s’effectuer qu’en ayant une connaissance accrue du terrain.

Quant à la trajectoire de Solidarités, comme beaucoup d’organisations humanitaires, elle s’est développée et structurée sur l’initiative d’un groupe de personnes et d’une relation très forte avec une population. Aujourd’hui, on arrive à un stade de maturité élevée, une organisation à taille humaine, structurée, qui est professionnelle, qui a de vraies expertises. Et elle garde encore cette importance du lien avec le terrain, avec la personne et les populations. Actuellement, nous nous retrouvons à un carrefour, car cette approche, très axée sur les actions de terrain, a de moins en moins de place dans le débat humanitaire. C’est un débat extrêmement préempté par des acteurs de grande taille qui sont finalement dans des logiques industrielles de croissance. Cela devient maintenant un enjeu pour Solidarités International de pouvoir être vocale sur ces thèmes afin de défendre cette manière de faire de l’aide humanitaire. Ce n’est pas la meilleure manière, ni la seule, mais elle a en tout cas une place nécessaire dans l’écosystème humanitaire.  C’est donc vers ces défis que Solidarités International se tourne désormais.

AB : Quel est le fil d’Ariane de Solidarités tout au long de son évolution et au niveau stratégique ?

AG : Le fil d’Ariane s’inscrit dans cette même logique, celle de l’engagement tourné vers l’opérationnel. Et puis il y a bien sûr le terme de « Solidarités ». On peut se recentrer sur notre nom et nous demander ce qu’il veut dire. Il s’agit de ce même lien entre les êtres humains, les différentes parties prenantes : une solidarité plurielle, puisqu’avec des peuples. Il faut réussir à le faire vivre. Et puis maintenant nous sommes aussi dans une logique de solidarité entre acteurs humanitaires devant les populations. Cela passe par le fait d’essayer de comprendre quel est notre place dans ce grand écosystème et faire valoir ce qui nous paraît juste en matière de réponse.

Bangladesh – Alexandre Giraud, directeur général de ©Solidarités International

AB : Dans le cadre des dix priorités du Grand Bargain, nous trouvons notamment le nexus urgence-développement, la localisation de l’aide et la simplification administrative avec nos partenaires institutionnels, les bailleurs. Sur ces 3 priorités, où en est-on et qu’attends-tu de celles-ci ?

AG : Les trois nous occupent beaucoup depuis 2016 et nous occupaient même bien avant. Pour le nexus, on peut se poser la question : est-ce qu’il s’agit uniquement d’une évolution de l’ancienne formule « urgence, réhabilitation, développement » ? A mon sens, on est encore dans cette logique de transition et de phase entre urgence et développement. C’est un débat qui n’a toujours pas été résolu. Je suis toujours extrêmement surpris lorsque j’ai des échanges avec des acteurs du développement, notamment sur la manière dont ils conçoivent les acteurs humanitaires et qu’ils nous qualifient d’ « urgentistes ». Il y a une grande faiblesse de coordination au niveau global, mais aussi local entre ces acteurs du développement et nous. Nous sommes pourtant à un moment où cette coordination est encore plus cruciale qu’auparavant en raison de la généralisation des situations de conflit. Dans ces contextes, nous avons la responsabilité de ne pas se contenter de faire de l’urgence. Il faut bien entendu proposer des réponses d’urgence mais il faut aussi travailler sur la résilience et apporter des réponses plus structurelles. D’autant plus que les acteurs humanitaires ont désormais une réelle expertise en matière d’accès, d’expertises techniques. Dans le cas de Solidarités International, il s’agit de l’eau, l’hygiène et l’assainissement. Nous parvenons par exemple à réhabiliter de grands réseaux d’eau pour des centaines de milliers de personnes, ou des stations de traitement d’eau dans des contextes de conflit. Mais nous avons besoin aussi des acteurs du développement pour travailler sur des questions de coordination avec les autorités, de liens avec la société civile locale et surtout pour pouvoir justement donner une pérennité à ces actions. Finalement, ce qui est très regrettable, notamment en France, c’est l’existence d’un réel cloisonnement de ces deux mondes.

L’autre élément qui est nouveau au sein de la question du nexus, c’est la politisation accrue de l’aide humanitaire dans certains contextes et le nexus « sécurité-développement » qui est à son tour mis en avant. Beaucoup de nouveaux outils de financement nous sont aujourd’hui proposés. On peut par exemple penser au fonds fiduciaire d’urgence de l’Union européenne ou aux outils de stabilisation. Il y a des tentatives de la part des Etats d’imposer des ambitions géopolitiques dans l’action humanitaire comme au Sahel ou en Turquie sur les questions migratoires. Mais elles sont complètement contre-productives par rapport aux principes fondamentaux des acteurs humanitaires. Un acteur humanitaire, si on le pousse à vouloir lutter contre la migration, à travailler sur des logiques sécuritaires, il va se braquer. Il ne va plus pouvoir avancer. Or, à mon sens, dans les zones dont nous parlons, les zones où se concentrent ces financements, si nous laissons les acteurs humanitaires travailler selon leurs principes (indépendance, neutralité, humanité, impartialité, transparence) avec des approches centrées sur les besoins, cela servira probablement beaucoup les intérêts des Etats. Finalement en passant par une segmentation des actions et des acteurs, en respectant les principes et l’approche humanitaire des besoins, nous aboutirons certainement à de meilleurs résultats. Ce sera plus efficace que d’essayer d’imposer aux humanitaires des objectifs politiques qui ne sont pas les leurs. A mon sens, c’est un débat que l’on doit avoir. Il y aurait finalement une situation de « win-win » entre bailleurs et humanitaires. Mais pour l’instant, nous n’avons pas encore réussi à nous comprendre sur ce terrain. C’est le grand enjeu de ce nouveau nexus, ajouté à l’approche URD (Urgence-Réhabilitation-Développement). Cette politisation de l’aide humanitaire, « cette aide humanitaire militaire » dont on entend parler, elle est liée aux impacts de régulations de la migration ou de la sécurité. Ce sont des domaines auxquels, nous nous refusons en tant qu’acteurs humanitaires. S’occuper de ces sujets serait extrêmement problématique pour la sécurité de nos équipes et la qualité de nos réponses.

Un des autres éléments du Grand Bargain, c’est effectivement la question de la localisation. Ce thème a beaucoup été évoqué en 2016 lors du sommet humanitaire mondial. Il y a eu des effets d’annonce qui ont été peut-être adoptés de manière emportée, notamment les 25% de l’aide humanitaire qui seraient dirigés vers les acteurs locaux. Maintenant on se rend compte que c’est un débat qui est de plus en plus absent parce que les bailleurs de fonds ont réalisé qu’ils étaient incapables de tenir cet objectif. C’est regrettable car il y a un réel gain d’efficacité lorsque l’on donne plus de moyens aux acteurs locaux. Cependant, la manière dont cela a été traité au moment du sommet humanitaire, fait que l’on va malheureusement rester dans une situation de statu quo. Les ambitions ont été définies de manière tellement brutales et rapides que les effets sont aujourd’hui extrêmement faibles.

Dans le débat sur la localisation, pour une organisation comme Solidarités, nous avons également un rôle à jouer dans les discussions. On peut résumer le débat sur la localisation ainsi : d’un côté, il y a les acteurs nationaux et locaux qui se sont énormément structurés ces dernières années, notamment via le réseau NEAR, et qui ont eu une place importante dans les discussions du sommet humanitaire mondial. Et d’un autre côté, il y a des organisations de très grandes tailles qui travaillent essentiellement en partenariat avec des acteurs locaux et qui ont été présents dans la définition du débat sur la localisation. Or, il manque une voix importante dans ce débat, celle des acteurs internationaux, humanitaires notamment, qui interviennent directement sur le terrain. Ils ont une expertise nécessaire puisqu’ils sont proches des populations. Ils ont un fort souci de qualité et de connaissance des besoins. Cette voix, dans le débat de la localisation, n’a cependant pas du tout été intégrée.

Le dernier point est tourné vers la simplification. Nous avons beaucoup d’attentes à ce sujet car nous sommes arrivés à des niveaux de bureaucratisation en matière de redevabilité, vis-à-vis des bailleurs de fonds, qui sont absolument cauchemardesques. Je sais qu’il y actuellement un travail sur le format dit « 8+3 » qui a été testé sur trois terrains (Birmanie, Irak, Somalie). Nous avons eu très peu de retours sur ces efforts de simplification. Depuis le lancement de ce pilier du Grand Bargain, nous assistons plutôt à un alourdissement des contraintes administratives de la part des bailleurs de fonds. Il y a cette tendance à être de plus en plus « frileux » par rapport aux risques, notamment pour des opérations qui sont à mener dans des contextes de plus en plus compliqués en termes d’accès et d’actions. Les moyens que nous devons consacrer à la redevabilité bailleurs deviennent démesurés. Nous sommes par moment contrôlés plusieurs fois pour un même financement… Le secteur humanitaire est probablement le secteur le plus contrôlé au monde.

Alexandre Giraud, directeur général de Solidarités International en RDC, 2015. ©Solidarités International

A cela s’ajoute d’autres contraintes et risques importants auxquels nous devons nous confronter actuellement. Il s’agit de l’impact des sanctions internationales dans la lutte contre le terrorisme, les sanctions économiques, l’évolution kafkaïenne des règles de compliance (conformités) bancaires, l’extraterritorialité des droits, notamment américains mais pas uniquement, sur l’aide humanitaire. On travaille sur des contextes comme la Syrie, l’Irak, le Yémen ou encore le Mali. Ce sont des pays où s’appliquent des sanctions extrêmement lourdes pour les organisations, d’un point de vue pénal, mais également en termes de contraintes de réalisation, d’importations de biens, ou de transferts financiers dans ces pays. Ce sont des contraintes supplémentaires à l’aide humanitaire, à des moments où l’aide est censée se concentrer principalement sur les besoins. C’est un nouvel obstacle administratif qui vient compliquer nos réponses. Actuellement, pour transférer des fonds ou amener du matériel dans ces zones, cela demande trois ou quatre fois plus d’énergie et de temps qu’auparavant. Une énergie que l’on préfèrerait consacrer aux populations. Sans oublier qu’il existe des risques pénaux pour les ONG qui interviennent dans ces pays sous sanctions.

AB : Nous avons récemment publié une étude sur Défis Humanitaires : « Les ONG humanitaires françaises à l’international » concernant 11 ONG, dont Solidarités International, sur une période de 10 ans. Quels enseignements en tires-tu et que proposerais-tu pour la prochaine édition de cette étude ? 

AG : Cette étude m’a permis de me rendre compte de la diversité des acteurs français alors que je pensais qu’il y avait plus d’unité dans les cultures d’organisation et d’intervention. Alors que l’on parle régulièrement « d’aide humanitaire à la française », en pensant à un trait culturel particulier : le volontarisme, l’engagement, la proximité sur le terrain. On sent dans l’étude que face aux grands changements du secteur – ces logiques d’industrialisation, d’aversion aux risques, la localisation – les réponses ont été très différentes au sein des ONG françaises. Les chiffres et la perspective historique des 10 ans donnent un éclairage supplémentaire à tout cela.

En termes d’enrichissement pour la suite de cette étude, il s’agirait peut-être d’ouvrir cette étude à un niveau plus mondial. Et voir s’il n’y a pas de grandes familles d’organisations qui se dessinent,  des cultures humanitaires d’intervention qui s’imposent.

AB : Quels sont les principaux risques, défis et challenges pour l’humanitaire aujourd’hui ? Comment vois-tu l’humanitaire dans les cinq ans à venir ? Doit-on s’attendre à des changements, voire des ruptures, ou bien plutôt à une continuité ?

AG : Cela fait maintenant des années que l’on a des échos extrêmement alarmistes sur les évolutions du système humanitaire. Différentes études ont été publiées et annonçaient la fin des ONG telles qu’on les connait. Force est de constater qu’il y a des évolutions évidentes dans l’humanitaire mais ce sont des évolutions qui à mon sens ne provoqueront pas de ruptures brutales.

Les risques et les challenges, ils sont nombreux. En termes de contexte, nous avons travaillé il y a un an et demi sur la stratégie de Solidarités International. Nous avons essayé de regrouper ces évolutions contextuelles autour de cinq grands points.

  1. Le premier consiste à dire que le nouveau contexte « normal » d’intervention humanitaire, n’est autre que les crises complexes, chroniques et notamment les conflits. Et cela à l’heure où l’humanitaire est encore extrêmement structuré selon des réponses à des catastrophes naturelles ou à des chocs brutaux. Cela implique beaucoup de révisions dans l’administration de la réponse. Lorsque l’on regarde la chronologie, on se rend vite compte que les réformes du système humanitaire qui ont été proposées par les Nations Unis, ont directement été liées à des crises brutales comme le tsunami à Java en 2006, puis après le tremblement de terre en Haïti en 2010. La première fois qu’il y a eu une recherche d’adaptation du système humanitaire à des crises chroniques et complexes, c’est finalement à l’occasion du sommet humanitaire mondial. Malheureusement, nous attendons encore les effets de ce sommet… A Solidarités International nous n’allons pas attendre. Nous cherchons à nous adapter en travaillant notamment avec des partenariats, des acteurs locaux, en ayant des réponses intégrées, une vision pluriannuelle et une approche régionale dans nos réponses.
  1. Le deuxième changement important c’est la question de la souveraineté croissante des Etats dans lesquels nous intervenons. Il s’agit plutôt d’un facteur positif, puisque cela signifie que des Etats, qui pouvaient être auparavant qualifiés « d’Etat failli » ou « d’Etat faible », se structurent. Cependant, le revers de la médaille pour les humanitaires c’est d’avoir une redevabilité accrue vis-à-vis de ces Etats d’intervention, ce qui paraît évident et qui relève d’un respect naturel pour les pays dans lesquels nous travaillons. Mais cela demande de l’adaptation dans la manière d’envisager notre réponse sur place, dans des domaines très administratifs, au niveau social, fiscal, ou au niveau de nos liens avec les différents ministères. C’est donc quelque chose à prendre en compte et qui nous permettra certainement aussi une meilleure qualité d’intervention car elle sera plus cohérente avec les politiques publiques.
  1. Les autres grands challenges se jouent dans la relation avec les bailleurs de fonds institutionnels. Ils sont de plus en plus en aversion aux risques et dans des recherches de rationalisation accrue. On se retrouve avec des financements humanitaires de plus en plus politisés. Ces financements l’ont toujours été en un sens. Néanmoins, là où certains bailleurs mettaient en avant le respect des principes humanitaires et une approche basée sur les besoins, l’allocation des financements humanitaires se fait désormais de moins en moins en fonction ces priorités. Elle se fait maintenant d’avantage en fonction des intérêts géopolitiques des bailleurs de fonds et des Etats qui financent les interventions humanitaires. Cela a des conséquences sur certains terrains qui représentent assez peu d’intérêt pour les bailleurs de fonds. Je pense en particulier à la République démocratique du Congo (RDC) ou au Soudan du Sud, où il peut y avoir un impact au niveau de la réponse et donc sur la qualité de vie des populations ainsi que sur la mortalité. Par exemple dans des réponses que l’on a eu pendant longtemps en RDC sur le choléra. On travaillait à la fois sur de la réponse et de la prévention. Nous avons eu une coupe brutale de fonds en raison de réorientations politiques. Nous avons dû arrêter les programmes, ce qui a entrainé une recrudescence importante des cas de choléra. Il y a eu alors une ré-augmentation de la mortalité dans la zone où nous étions. On voit donc que la politique peut avoir des effets dévastateurs sur le terrain et les populations. La politisation accrue des financements de l’humanitaire représente quelque chose de très préoccupant. Cela pose aussi la question de la rationalisation. Le postulat de base du sommet humanitaire mondial était que 40 milliards de dollars étaient nécessaires pour répondre aux besoins humanitaires actuels.  Mais que les financements disponibles s’élevaient seulement à 25 milliards.  Donc cela implique qu’il faille donner une réponse au besoin avec ce faible niveau de financement. On rentre dans une logique de pression à l’efficience. Cela se traduit par des actions beaucoup plus quantitatives que qualitatives. A tout cela s’ajoute une frilosité grandissante liée à la gestion des risques. Une demande est en train de s’accroître de la part des bailleurs, en termes de justifications et de demandes bureaucratiques. A l’heure actuelle, nous avons de moins en moins de moyens pour financer la réponse humanitaire et nous devons de plus en plus financer les pôles administratifs, les équipes qui rendent des rapports aux bailleurs de fonds. 70% de nos financements à Solidarités sont audités de manière individuelle par les bailleurs, en plus des audits internes des commissaires aux comptes. De plus en plus de financements d’aide bilatérale sont versés aux Nations Unis qui ne mettent que très peu en œuvre des réponses humanitaires sur le terrain et sous-traitent aux grandes ONG ou à des organisations locales en prélevant une quote-part très importante sur ces budgets. Nous avons donc des intermédiaires qui prennent de plus en plus de place dans la réponse et qui ont un impact énorme sur la disponibilité des moyens financiers directement alloués aux réponses humanitaires.
  1. Il y a ensuite les acteurs sur le terrain. Nous avons parlé des acteurs nationaux qui se structurent mais ils sont cependant peu présents dans les organes de coordination humanitaire. On parle des acteurs privés qui interviennent de plus en plus mais ne rentrent pas dans les circuits de coordination humanitaire. Et enfin il y a tous les acteurs issus de mouvements religieux ou des nouveaux entrants venant de pays du sud. Eux aussi ne s’inscrivent pas dans cette coordination humanitaire. Nous avons donc des moyens qui ne sont pas coordonnés et qui ne sont pas non plus comptabilisés. En termes de réponse humanitaire cela interroge notre capacité à nous coordonner et à inclure ces nouveaux acteurs pour faire en sorte que les plus-values apportées par chacun soient le mieux utilisées.
  1. La dernière question c’est enfin, comme évoqué au début, l’industrialisation de l’aide humanitaire. Pour les acteurs humanitaires classiques, les Nations Unis, les Croix Rouges, les ONG internationales, il y a cette volonté d’avoir des impacts de masse dans les réponses. Ce qui est à mon sens extrêmement pénalisant pour la réponse.

AB : Pour conclure, y a-t-il des sujets ou questions que tu souhaiterais aborder ? Quelle est ta conclusion, ton mot de la fin ?

Alexandre Giraud : Je pense qu’actuellement nous en sommes à un carrefour de l’aide. Nous avons cette tentation de l’’industrialisation, les impacts de masse, la dé-personnification de l’aide humanitaire. Mais justement en utilisant la technologie, je pense que l’on peut revenir à un rapport plus humain. Cela ouvre la possibilité de mieux entendre les populations et les besoins. Justement avoir une réponse de grande ampleur adaptée aux besoins. Cela fait partie des bonnes nouvelles et des espoirs que l’on peut avoir face aux besoins humanitaires croissants et des missions humanitaires dont nous avons souvent l’impression qu’elles se détournent de leurs objectifs premiers, à savoir sauver des vies et atténuer les souffrances des populations.

Fiche d’identité de Solidarités International issue de l’étude de Défis Humanitaires “Les ONG Humanitaires françaises à l’international” ©Défis Humanitaires

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