
Nous remercions la revue « Diplomatie » (retrouvez ici le sommaire) pour la publication dans « Défis Humanitaires » de l’article de Franck Galland, spécialiste des questions sécuritaires liées aux ressources en eau.
Alors que l’agriculture constitue le premier consommateur d’eau douce au monde, l’insécurité hydrique et l’insécurité alimentaire sont en partie liées et sont toutes deux causes d’instabilités politiques et sociales, susceptibles de provoquer d’importants troubles sécuritaires.
Le 2 février 2012, un rapport de l’Office of the Director of National Intelligence (ODNI), intitulé « Global Water Security», rendait publiques les analyses de la communauté nationale du renseignement américain sur les risques que le stress hydrique faisait courir en termes de sécurité et de stabilité dans un certain nombre de pays, dont certains sont alliés des États-Unis. Le 22 septembre 2015, le même ODNI publiait un second rapport de teneur identique, mais cette fois intitulé « Global Food Security ». Selon la même structure que le précédent et recherchant les mêmes buts, il montrait cette fois les implications diplomatiques et sécuritaires pouvant être induites par l’insécurité alimentaire attendue dans certaines régions du monde à plus ou moins brève échéance.
Deux rapports se succédant à trois ans d’intervalle sur les causes et les effets du manque d’eau et du manque de nourriture, ne sont aucunement dus à un simple hasard et relèvent au contraire d’une même logique. Dès la fin des années 1990, Thomas Homer-Dixon, chercheur à l’université de Princeton, l’avait anticipé lorsqu’il écrivait que la compétition pour le contrôle des ressources naturelles déclinantes – à savoir les terres arables, l’eau ou encore la pêche – étaient susceptibles d’alimenter des conflits armés, en étant facteur d’exacerbation de tensions déjà existantes entre États et territoires sur d’autres problématiques, qu’elles soient ethniques, religieuses, ou sociales (2).
Le poids de l’eau d’irrigation
Alors que la FAO estime qu’une augmentation de 70 % de la production alimentaire sera nécessaire pour nourrir 9 milliards d’individus en 2050, ceci ne pourra se faire sans eau. Or, l’agriculture est déjà, sans conteste, le premier consommateur d’eau douce dans le monde. Si l’agriculture utilise très largement l’eau du ciel, avec 78 % de l’eau nécessaire à la croissance des plantes qui vient de la pluie, le différentiel provient de l’eau d’irrigation. Celle-ci concerne toute l’eau prélevée dans les rivières, les lacs et les nappes phréatiques. Cette eau d’irrigation représente 70 % en moyenne des volumes utilisés annuellement par l’homme, contre 20 pour ses usages industriels et 10 % pour ses usages domestiques avec l’eau qui est distribuée au robinet.
Mais ce chiffre de 70 % atteint 85 % dans certains pays en voie de développement qui n’ont pas su – ou pu – réformer leurs pratiques agricoles. Le rendement hydrique est ainsi en moyenne six fois moins élevé dans des pays en voie de développement que dans des pays développés, avec une utilisation de deux fois plus d’eau pour des rendements à l’hectare trois fois moindres (3). Les données issues des deux rapports, « Global Water Security » et « Global Food Security », se rejoignent ici en mettant en avant les risques que font peser les quantités sans cesse grandissantes de l’eau d’irrigation dans des pays déjà soumis au stress hydrique. Certaines zones pauvres en eau, confrontées à une raréfaction de eaux disponibles en surface et à une rareté de la pluviométrie, ont désormais une consommation «minière » de l’eau souterraine, qui est surexploitée et gaspillée. L’eau d’irrigation est ainsi devenue le premier «gaspilleur » d’eau au niveau mondial.
Des situations inquiétantes
La situation est particulièrement alarmante dans les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée (PSEM), car d’Afrique du Nord au Moyen-Orient, cette région héberge 60 % de la population mondiale la plus faiblement pourvue en eau, par ailleurs estimée pour atteindre le chiffre de 360 millions d’individus en 2030.
Le cas de l’Égypte est à ce titre illustratif. Son agriculture dépend à 98 % de périmètres irrigués et représente encore une activité économique essentielle correspondant à 14,5 % de son PIB (4). Avec 67 000 millions de m3 consommés en 2010, l’agriculture accapare 86 % de l’eau douce disponible dans ce pays, provenant ici à 95 % du Nil. Malgré le débit nourricier de ce fleuve, qu’Hérodote qualifiait de don mais qui est aujourd’hui potentiellement menacé par la mise en eau du Grand Barrage Renaissance en Éthiopie (5), l’Égypte ne compte plus que 700 m3 par habitant et par an en termes de ressources en eau renouvelables, ce qui la place bien en dessous de la barrière de stress hydrique établie à 1000 m3/hab/an. À l’horizon 2030, avec une population attendue pour passer le cap des 120 millions d’habitants et 49 % des Égyptiens qui ont aujourd’hui moins de 25 ans, ce chiffre descend à 500 m3/hab/an. Comment dès lors continuer à nourrir un pays qui importe déjà plus de blé qu’il n’est capable d’en produire (la barre des 10 millions de tonnes importées ayant été franchie en 2018, contre une production nationale de 8 millions) et qui voit progressivement diminuer ses terres cultivables devant le poids de sa démographie, la progression de l’urbanisation, mais également en raison de la raréfaction de l’eau disponible due à la pression exercée sur la ressource et aux conséquences déjà palpables du changement climatique (baisse de la pluviométrie et augmentation des températures en tête) ? On comprend ainsi mieux pourquoi le ministre de l’Eau et de l’Irrigation égyptien, Mohamed Abdel Ati, a parlé, lors de la première édition de la Semaine de l’Eau du Caire, qui s’est déroulée du 14 au 18 octobre 2018, de challenges susceptibles de menacer la stabilité politique, économique et sociale de l’Égypte si des solutions nationales et internationales ne sont pas rapidement trouvées. Au premier rang de celles-ci se trouve la modernisation du secteur de l’eau d’irrigation, qui doit également être mise en œuvre urgemment ailleurs. Au titre de pays prioritaires, citons par exemple le cas de l’Iran, dont le principal risque stratégique et sécuritaire est désormais l’autonomie en eau du pays, où l’agriculture représente 90 % de la consommation d’eau douce. Un peu plus loin géographiquement, c’est également la situation inquiétante de la péninsule Indienne qui fait frémir. Ses besoins en eau douce sont de plus en plus satisfaits par le pompage anarchique des nappes phréatiques. 80 % de ces prélèvements ont une vocation agricole. Certaines populations de l’Inde font ainsi clairement partie du quart de l’humanité qui vit désormais dans des zones où les nappes sont surexploitées.
L’empreinte en eau des aliments
Au Maghreb, comme dans d’autres zones exportatrices de denrées alimentaires, un problème de plus est également posé par le couple eau-agriculture : l’impact de l’eau virtuelle. Les terres irriguées représentent aujourd’hui 40 % de la production agricole mondiale. Elles nourrissent la planète, mais ont une empreinte en eau élevée. 1000 à 2000 litres d’eau sont ainsi nécessaires pour la production d’un kilo de blé, et encore un peu plus pour un kilo de riz. Ce phénomène déjà prégnant pour répondre aux besoins alimentaires mondiaux est encore accentué par la course aux terres arables et ses conséquences en termes de mise en irrigation des terres concédées. Des facteurs multiplicateurs sont ici constatés en matière de surconsommation d’eau par l’agriculture. Ils s’expriment déjà au Soudan, au Kenya, à Madagascar pour ne citer que ces pays qui ont cédé une partie de leurs terres cultivables à des conglomérats, des États ou des fonds d’investissement, qu’ils soient coréens, saoudiens, qataris ou chinois [voir p. 16 l’article de M. Brun] . Ensuite, l’augmentation du niveau de vie a également une incidence bien réelle sur le lien eau-agriculture. Si le nombre de ménages dépensant quotidiennement entre 10 et 100 dollars était de 1845 millions en 2009, il sera de 4884 millions en 2030 d’après l’Oxford Martin Commission for Future Generation (6) ; cette augmentation drastique étant principalement portée par l’émergence d’une classe moyenne en Asie. Cette augmentation du niveau de vie se traduit par une accélération des dépenses d’alimentation et le plus souvent par une modification des régimes alimentaires avec par exemple le besoin de consommer plus de viande ou des plats présents depuis de nombreuses années sur les tables occidentales, tels le hamburger, dont l’empreinte en eau n’est évaluée à rien de moins que 2400 litres. S’il est estimé qu’une moyenne de 3000 litres d’eau par jour et par personne sont nécessaires pour faire pousser les aliments que nous consommons, ce chiffre peut monter à 5400 litres/jour/personne pour un régime alimentaire riche en viande, contre 2600 litres pour un végétarien. Les élevages sont en effet particulièrement « aquavores » : 4000 litres d’eau pour produire un kilo de poulet, 5000 litres pour un kilo de porc et entre 15 000 et 20 000 litres d’eau pour un kilo de viande !
Dès 1992, la Chine dépassait les États-Unis comme premier consommateur mondial de viande. Désormais, avec 71 millions de tonnes, les consommateurs chinois consomment plus du double de leurs homologues américains (7). L’empreinte en eau de cette progression est tout sauf négligeable, sachant que plus d’un quart de la viande produite dans le monde est maintenant consommée en Chine et ce chiffre est appelé encore à croître. Pour clôturer ce tableau inquiétant, il reste également à aborder la question des biocarburants [voir p. 36 l’article de S. Furfari].
Dans l’espace de l’Union européenne, mais également aux États-Unis, en Australie, au Brésil ou en Argentine, des hectares entiers sont consacrés à la production de denrées alimentaires qui seront transformées en biocarburant. Ceci est tout sauf neutre pour les ressources en eau quand on sait que 2500 litres d’eau sont nécessaires pour produire suffisamment de maïs destiné à générer un seul litre d’éthanol (8).
Quelles solutions ?
Ainsi donc, il apparaît plus qu’essentiel d’agir de manière immédiate et profonde pour une refonte complète du secteur de l’eau d’irrigation, en mettant en place un véritable plan Marshall dans des zones déjà soumises à stress hydrique et où les risques d’insécurité alimentaire sont devenus chroniques. Ce plan doit viser à moderniser les périmètres irrigués en introduisant notamment des techniques d’irrigation intelligente comme le goutte-à-goutte qui apporte l’eau là où la plante en a le plus besoin et en fonction de paramètres météo. Il s’agit également de diminuer la demande en eau à vocation agricole par le renouvellement des conduites d’adduction et des moyens de pompage fuyards, par des choix de plants et d’espèces moins consommateurs en eau, ou encore par le développement de cultures sous couverts ombragés. Ces stratégies ont fait leurs preuves. Enfin, dans les pays développés, ce sont des choix sociétaux qui s’imposent à l’heure de la mondialisation de nos assiettes, en posant clairement la question du coût en eau des produits que nous consommons ou du biocarburant que nous comptons utiliser pour favoriser la transition énergétique.
Par Franck Galland
Franck Galland est spécialiste des questions sécuritaires liées aux ressources en eau, président fondateur d’Environmental Emergency & Security Services (ES) (1), et chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique.
Notes :
(1) Cabinet d’ingénierie-conseil spécialisé en résilience urbaine.
(2) Thomas F. Homer-Dixon, Environment, Scarcity, and Violence, Princeton, Princeton University Press, 1999.
(3) Alexandre Taithe, « Eau, agriculture, énergie : une imbrication croissante. Vers une sécurité hydrique étendue », Fondation pour la recherche stratégique, note n°11/2009.
(4) Aquastat 2018 (http://www.fao.org/nr/water/aquastat/coun tries_regions/EGY/).
(5) Lire à ce sujet Jean-Nicolas Bach et Jean-Pierre Bat, « Diplomaties du Nil dans la Corne de l’Afrique : Égypte, Éthiopie, Soudan », Diplomatie n°95 (novembre-décembre 2018) (NdLR).
(6) « Now for the long term. The report of the Oxford Martin Commission for Future Generations », Université d’Oxford, octobre 2013.
(7) « Plan B Updates. Meat consumption in China now doubles that in the United States », tribune de Janet Larsen, director of research, Earth Policy Institute, 24 avril 2012.
(8) Robert Glennon, « Our water supply, down the drain », Washington Post, 23 août 2009. Cité par Brahma Chellaney dans son ouvrage Water, Peace and War: Confronting the global water crisis (Rowman & Littlefield, 2013).
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