Combattantes kurdes en Syrie ©Patrice Franceschi.
« J’entrais dans l’inconnu »… Cette phrase, page 104 du nouveau roman de Patrice Franceschi, pourrait en être le titre, tant il s’agit, dans ce livre, de saisir le lecteur, et de l’emmener là où l’implacable réalité vous oblige à vivre dans la vérité, celle que l’on cherche parfois à tâtons… Le monde est rugueux et tragique, surtout quand cette vérité est obscurcie par le brouillard de la guerre. Patrice Franceschi le sait, qui arpente les terres de misère, de désespoir et de conflit depuis de longues décennies, et lit, comme une discipline salvatrice, les Stoïciens antiques.
Le poète contemporain Jean-Pierre Siméon a écrit, dans « Objection du poème » : « …cultivez l’épaisseur des ombres, la densité rugueuse de l’énigme, et rendez justice à l’opacité du monde… ». C’est ce que fait, à sa manière, Patrice Franceschi, dans cette histoire tragique et pourtant exaltante qui se joue pour l’essentiel dans les maquis et les montagnes où les combattants et les combattantes kurdes – ceux-là qui ont combattu dans des conditions terribles les djihadistes de Daesh et les supplétifs turcs – se réfugient, avant le prochain combat. La trame du récit est simple : une journaliste occidentale, Rachel Casanaova, décide, en découvrant une tombe à la fois double et singulière dans un cimetière de Kobané, la ville où s’est joué en 2014 pendant 135 jours le « Stalingrad kurde » qui a vu les combattants kurdes du Rojava, au Nord-est de la Syrie, repousser les assauts de Daesh au prix d’effroyables sacrifices et destructions, de raconter le parcours et la fin déchirante de deux « Yapajas », Tékochine et Gulistan. Les Yapajas (YPJ) sont les combattantes de la branche féminine des « Unités de protection du peuple » (YPG ou « Yapagués ») des Kurdes du Rojava, zone administrée de façon autonome par ceux-ci, sous l’autorité du PYD (« Parti de l’Union Démocratique », parti politique kurde syrien. Patrice Franceschi, humanitaire ayant connu la plupart des grandes calamités depuis l’invasion soviétique en Afghanistan, explorateur, navigateur, écrivain, est engagé depuis longtemps auprès des Kurdes, et particulièrement, depuis une dizaine d’années, aux côtés de ceux du Rojava, attaqués aussi bien par les Djihadistes de Daesh que par la Turquie, et luttant sans répit pour leur survie. On sent qu’il a voulu, par ce roman, agir (écrire est aussi agir, et Patrice Franceschi dit de lui-même « qu’il combat avec le glaive et la plume ») afin que cette lutte du Rojava pour sa liberté ne sombre pas dans l’oubli.

Les pays Occidentaux, bien contents que les combattants kurdes participent de façon décisive à la perte par Daesh de son territoire, sont passés à autre chose, et n’ont pas empêché la Turquie d’envahir et « nettoyer » une partie du Rojava… On oublie parfois, au nom de la Realpolitik, ceux qui furent nos alliés… Mais l’auteur, en dévoilant progressivement, par la voix de la journaliste dont on suit l’enquête, le mystère de l’engagement et de la mort de Tékochine la Kurde et Gulistan la Yézidie, véritables « sœurs d’armes », poursuit un propos plus universel.
En nous « mettant dans la peau de l’autre » comme il l’avait déjà fait dans un précédent roman « Un capitaine sans importance » paru en 2009, qui racontait la guerre menée en Afghanistan par l’armée rouge du point de vue d’un officier soviétique, Patrice Franceschi nous fait partager à la fois physiquement et spirituellement le combat total (au sens où il engage la vie dans sa totalité, sans retour en arrière) de deux guerrières du Rojava, et nous amène à nous interroger sur ce qui fait qu’une vie a un sens.
Le titre du roman est inspiré d’un poème de Victor Hugo « Ultime Verba » qui parle de grandeur et d’abnégation. C’est la grande affaire de Patrice Franceschi. Comment, dans une époque où règne le principe de précaution, où confort et sécurité sont institués valeurs suprêmes, accéder à une vie authentique et libre, rendre le monde meilleur par un engagement qui dépasse l’horizon de sa propre destinée, et ceci en acceptant les risques, en acceptant que les épreuves nous « mettent à nus, tels qu’en nous-mêmes » ? Comment « faire sauter le verrou qui toujours empêche l’existence d’atteindre son entière plénitude, et cela au risque de se perdre ? ». Il m’a semblé, à la lecture du livre, y voir deux réponses essentielles. La première est celle de la responsabilité de nos actes ; Tékochine la Kurde « refuse d’accorder la moindre importance aux objets matériels pour mieux se soucier à chaque instant des conséquences de ses actes ».

La seconde est celle de notre attitude face à la mort ; « Tout le malheur des hommes vient de ce qu’ils craignent la mort. Si on chasse cette peur, le bonheur revient »… Tolstoi ne dit pas autre chose, dans « Guerre et paix » quand il écrit « L’homme n’est bon à rien tant qu’il craint la mort. Tout appartient à celui qui n’a pas peur d’elle ».
Ce récit de Patrice Franceschi, pour qui « peut-être n’y a-t’il de dignité que dans le combat » est au fond le pendant romanesque de son « Ethique du samouraï moderne », paru en 2019, et qui se voulait un manuel de combat et d’exigence pour une époque médiocre. La plume du romancier sait aussi délaisser à l’occasion le combat pour partager un moment suspendu, comme à la page 172 : « … et partout la fraicheur se montrait l’alliée du silence pour que l’écoulement du temps semble l’affaire d’un autre monde »… Quand la littérature éprouve le monde…
Pierre Brunet
Ecrivain et humanitaire
Patrice Franceschi, écrivain et humanitaire : Aventurier corse, philosophe politique, et écrivain français – prix Goncourt de la nouvelle 2015 – Patrice Franceschi est aussi aviateur et marin. Depuis toujours, il partage sa vie entre écriture et aventure. Il a multiplié à travers le monde les expéditions terrestres, aériennes et maritimes. Il a aussi mené de nombreuses missions humanitaires dans les pays en guerre, de la Bosnie à la Somalie, vécu parmi les peuples indigènes des contrées les plus reculées, Papous, Indiens, Pygmées, Nilotiques, et s’est engagé de longues années dans les rangs de la résistance afghane combattant l’armée soviétique. Il est également un soutien actif des Kurdes de Syrie sur le terrain depuis le début de leur combat contre l’Etat islamique. Ses romans, récits, poésie ou essais sont inséparables d’une existence engagée, libre et tumultueuse où il tente « d’épuiser le champ du possible ». Officier de réserve, il appartient également au groupe prestigieux des écrivains de marine.
L’héroïsme des bataillons de combattantes kurdes contre Daech attendait son grand roman. Le voici.
Une journaliste occidentale croit pouvoir enquêter impunément sur le destin magnifique de deux figures légendaires, Tékochine et Gulistan, afin de raconter la pureté de leur cause, l’inflexibilité de leur lutte, les circonstances exceptionnelles de leur mort dans les décombres d’une ville assiégée de l’ancienne Mésopotamie.
Mais accéder au premier cercle des dirigeants clandestins de cette guerre-là se mérite, et peut-être ne peut-on révéler la vérité qui se cache derrière tant de récits lacunaires et contradictoires qu’en se perdant à son tour : son enquête devient peu à peu parcours initiatique, remontée du fleuve du souvenir, hymne à une liberté dont nous avons perdu le sens en cessant d’être prêts à en payer le prix.
Dans un paysage de sable et de lumière, S’il n’en reste qu’une est l’histoire de ces femmes confrontées à ce qu’il peut y avoir d’incandescent dans la condition humaine.
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