Afghanistan : une si prévisible défaite

Les talibans aux portes de Kaboul en septembre 1996, © Robert Nickelsberg

Entretien avec Gilles Dorronsoro, auteur de « Le gouvernement transnational de l’Afghanistan – Editions Kartala ».

Alain Boinet pour Défis Humanitaires – Quelle est la signification exacte du titre de ton dernier livre « Le gouvernement transnational de l’Afghanistan » ?

Gilles Dorronsoro – L’hypothèse centrale du livre est que sous couvert de state-building, les opérateurs étrangers (OI, ONG, OTAN, etc.) ont en réalité gouverné l’Afghanistan pendant 15 ans (jusqu’au retrait de 2014). Ce gouvernement transnational a de fait construit et déconstruit simultanément les institutions afghanes, finançant l’armée ou les projets de développement, mais organisant un contournement systématique des institutions (PRT, milices notamment).

DH – Tu dis que ton livre est né d’une réaction éthique, que veux-tu dire par là ?

GD – Dès l’hiver 2001-2002, dans un texte pour la revue Cultures et Conflits, j’attirais l’attention sur les risques que prenaient les pays occidentaux en Afghanistan en réinstallant des figures politiques des années 1990, largement discréditées en raison de leur corruption et de la violence exercée contre les civils. Par la suite, j’ai travaillé à la Carnegie Endowment for International Peace (un think tank de Washington) lors du premier mandat Obama, au moment où se décidait le surge (une infusion massive de ressources militaires et civiles dans le conflit). Là encore j’ai tenté sans succès d’attiré l’attention sur les conséquences probables de la politique américaine. L’aveuglement de la grande majorité des experts, des militaires et des politiques sur les conséquences des politiques menées a créé chez moi une « réaction éthique » ou peut-être plus simplement une forme de colère devant le coût humain et social de ces fautes.

DH – Ton livre est sorti après les accords de Doha de février 2020, entre les Etats-Unis et les Taleban, et avant la date d’évacuation des troupes étrangères fixées au 1 mai 2021, s’agit-il déjà d’un bilan ?

GD – La guerre est perdue, ce qui ne veut pas dire mécaniquement que les Taliban ont gagné, mais il est temps de faire le bilan de cette intervention. Les négociations ont porté jusqu’ici sur les modalités du désengagement américain. Celui-ci est maintenant irréversible, ce qui me laisse penser que le temps est venu de porter un regard critique sur le moment américain de la guerre d’Afghanistan.

DH – Le sous-titre du livre est : « Une si prévisible défaite ». Parmi les causes qui peuvent l’expliquer, quelle te semble être la cause principale de cette défaite ?

GD – Il y a plusieurs inflexions majeures dans la politique américaine et à chaque fois d’autres décisions auraient pu changer le cours des choses. Il me semble qu’un des obstacles les plus déterminants a été l’obstination à penser l’Afghanistan comme un pays « traditionnel », « tribal », allergique à l’Etat, alors que la demande d’Etat ressort de toutes les enquêtes. Les Occidentaux ont manqué l’évidence de la révolution sociale et politique qui déchire le pays depuis 40 ans maintenant. Les Taliban ont répondu à leur façon à la demande d’Etat en mimant (ou caricaturant) l’Etat, les forces occidentales ont multiplié les fausses manœuvres, à commencer par les pratiques ultra-violentes des forces spéciales et le sous-investissement dans les questions de justice.

DH – Antony Blinken, Secrétaire d’Etat américain, a écrit le 4 mars une lettre comminatoire sans appel au Chef d’Etat afghan, Ashraf Ghani. Une Conférence internationale des pays clefs s’organisent sous l’égide de l’ONU comme si on recherchait à l’extérieur la paix introuvable à l’intérieur. On évoque un projet de gouvernement intérimaire entre les Taleban et le Gouvernement afghan. On évoque un cessez-le-feu de 90 jours permettant l’évacuation des troupes étrangères, mais on craint une prochaine offensive de printemps des Taleban. Après tant d’échecs, quelle est la plus forte probabilité quant aux événement à venir selon toi.

GD – Les Etats-Unis cherchent à installer un gouvernement provisoire et donc un cessez-le-feu pour pouvoir se retirer sans humiliation majeure. Ashraf Ghani sera très probablement écarté dans un tel processus, ce qui explique son manque d’enthousiasme, d’autant qu’il n’a pas été le moins du monde associé aux négociations entre Américains et Talibans (qui ont été conclues par un accord en février 2020). Ashraf Ghani, qui doit son poste à la médiation américaine et non au verdict des urnes, est en position de faiblesse par rapport à la diplomatie américaine, je pense donc probable qu’il finira par céder. Les Taliban, s’ils obtiennent une garantie ferme des Etats-Unis pour un retrait avant la fin de l’année ont intérêt à jouer le jeu dans le mesure où ils pourront ainsi éviter une guerre des villes qui serait ruineuse.

Le président afghan Ashraf Ghani

DH – Après le retrait des troupes étrangères (Etats-Unis et OTAN) d’Afghanistan, quelles sont les hypothèses politiques les plus vraisemblables et pourrait-on assister à une accélération des événements ?

GD – Si nous sommes dans l’hypothèse d’un nouveau gouvernement formé avant le retrait américain et comprenant des Taliban, l’hypothèse la plus probable est celle d’un échec de la transition pour deux raisons. D’une part, les Talibans, après vingt ans de guerre contre les Etats-Unis ne peuvent pas accepter le risque d’être désavoués par les urnes. Or, ils sont nettement minoritaires dans le pays, le plus probable est donc qu’ils refuseront sous différents prétextes d’aller aux élections, ce qui peut déboucher sur de nouveaux arrangements ou des combats. D’autre part, l’idée d’une fusion ou d’une intégration entre les forces talibanes et celles du régime me paraît à peu près impossible (sauf si les Taliban forment l’ossature de la nouvelle armée, ce qui est rédhibitoire pour les soutiens du régime, notamment pour les Panjshiris).

DH – Dans l’hypothèse d’un retour des Taleban à Kaboul, ceux-ci seront confrontés à de nouvelles réalités apparus depuis 20 ans : élections, médias, université, statut de la femme, politique de développement, sans parler de la culture de l’opium et comment traiter avec les forces adverses.

GD – Sur certains sujets, drogue, développement, le compromis est possible. Pour ce qui est de l’opium, les Taliban ont prouvé qu’ils savaient faire. Pour le développement, ils pourraient continuer leur pratique actuelle : contrôle politique (et prélèvement), mais assurance de sécurité pour les ONG qui ont des accords avec eux. Sur d’autres sujets les conflits sont inévitables. Ainsi, les élections (autres que symboliques) me semblent poser un problème insurmontable, même si les Taliban ont renoncé à l’organisation théocratique qu’ils avaient mis en place en 1996. Ceci pose directement la question de la possibilité de médias indépendants, d’une opposition et surtout d’une alternance, je suis pessimiste sur ce point car toute la culture politique des Taliban s’y oppose. De même, sur les questions de genre ou d’éducation, et donc implicitement le statut de la bourgeoisie afghane, les tensions seront probablement fortes (on peut craindre un exode important des cadres qui ont travaillé pour des opérateurs internationaux).

DH – Une nouvelle guerre civile généralisée est-elle un risque à envisager ?

GD – Nous sommes déjà dans une guerre civile généralisée et l’Etat islamique dans sa version locale ne se ralliera jamais à une solution politique. Donc, de façon certaine, cet acteur va continuer à pratiquer la violence (attentats anti-chiites, assassinats ciblés, attaques contre les institutions). Pour ce qui est des autres acteurs, on peut envisager un scénario pessimiste où le départ des Etats-Unis précipite une offensive majeure des Taliban et le maintien d’une résistance au Nord. La durée de l’affrontement dépendra ensuite comme souvent en Afghanistan du soutien que les parties obtiendront. Si les Taliban peuvent compter sur le soutien pakistanais, les choses sont moins claires pour les groupes du Nord qui pourraient constituer un pôle de résistance. Les Russes semblent pour l’instant préférer l’option Taliban et un soutien de l’Inde n’est pas acquis. L’attitude des pays occidentaux, à commencer par les Etats-Unis, dépendra probablement de l’attitude des Taliban par rapport à al-Qaïda.

Pourparlers à Moscou en mars 2021 entre le gouvernement de Kaboul et les talibans en présence des pays les plus concernés.

DH – Pour prendre un peu de recul, après vingt ans de guerre et face à l’échec politique et militaire, n’aurait-on pas pu associer les Taleban dès le début au moment des accords de Bonn en 2001-2002 ?

GD – On pouvait prononcer une amnistie et une forme de réintégration des Taliban après leur défaite militaire, la direction du mouvement semble avoir été prête à revenir en Afghanistan moyennant quelques garanties. On pouvait également tenir une ligne dure, mais cela supposait de faire pression sur le Pakistan de façon décisive, ce qui était probablement possible en 2002. Or, la politique suivie a été un entre-deux : ni amnistie, ni pression sur le Pakistan. Les commandants afghans se sont opposés à une amnistie et les militaires américains n’ont jamais compris le jeu pakistanais.

DH – Ce site, Défis Humanitaires, s’adresse particulièrement aux humanitaires. Quel enseignement tires-tu de ton expérience en ce qui concerne les périodes 1980 puis à partir de 2001 et quels conseils leur donnerais-tu pour la suite ?

GD – L’Afghanistan est un des sites privilégiés pour observer la transformation de l’humanitaire depuis les années 1980. Pour me limiter à un aspect, il me semble que si l’humanitaire était parfois amateur dans les années 1980, il reposait sur un engagement extrêmement fort et une volonté d’être avec la population. Le tournant des années 1990, mais surtout 2000, qui n’est pas propre à l’Afghanistan, est la constitution de bulles humanitaires où des expatriés vivent entre eux avec une absence choquante de contact avec la population (en dehors de quelques médiateurs). De plus, les ONG sont devenues, à quelques exceptions près, les opérateurs des grandes institutions internationales ou nationales et ont perdu le rôle de poil à gratter qui était autrefois le leur, ce qui est probablement dommageable.

DH – Quel est ton mot de la fin ?

GD – Peut-être peut-on souligner l’évolution de la perception et de l’engagement des Etats-Unis. On se souvient qu’il y a une décennie, pendant le premier mandat Obama, les forces de l’OTAN avaient compté plus de 150 000 hommes dans un combat présenté comme existentiel pour les pays occidentaux. La durée de cette guerre depuis 2001 en fait l’une des plus coûteuses pour les Etats-Unis : deux à trois trillions de dollars et des milliers de morts. Ces faits ne sont ni nouveaux ni contestables, mais l’extraordinaire silence qui entoure la défaite en Afghanistan interroge. Si l’on revient sur les discours post-2001 justifiant cette guerre deux thèmes s’imposent – le combat contre les jihadistes et la position dominante des Etats-Unis sur la scène internationale. Sur ces deux points, la position américaine s’est nettement dégradée. En particulier, la situation que laissent les pays occidentaux est incontestablement pire que celle qu’ils avaient trouvée il y a vingt ans. Al-Qaïda, la principale raison invoquée pour justifier l’invasion, est encore, et de plus en plus, présent en Afghanistan. Des centaines, voire des milliers, de combattants du mouvement sont installés dans les zones tenues par l’insurrection. Si les Taliban se sont effectivement engagés (au moins dès 2012) à ne pas faire de l’Afghanistan le lieu de préparation d’attentats anti-occidentaux, les combattants d’al-Qaïda disposent désormais d’un sanctuaire inexpugnable.

 

 

Pour en savoir plus, retrouvez Le Gouvernement Transnational de l’Afghanistan. Une si prévisible défaite, aux éditions Karthala.

 

 

 

 


Qui est Gilles Dorronsoro ?

Gilles Dorronsoro est professeur de science politique à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, PI de l’ERC Social Dynamics of Civil Wars, et auteur de « Le gouvernement transnational de l’Afghanistan, Karthala, 2021 »

 

 

 


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