« Les humanitaires doivent bénéficier de mesures d’exemption dans l’application des lois antiterroristes »

Reproduction de la tribune parue dans le journal Le Monde, le 15 décembre 2020.


Avant la Conférence nationale humanitaire de Paris, des responsables d’ONG dénoncent, dans une tribune au « Monde », les mesures de sécurité assorties aux aides de plus en plus exigeantes. Une « technocratie kafkaïenne » en constante progression, qui tend à criminaliser l’aide humanitaire.

Tribune. La prochaine Conférence nationale humanitaire (CNH) se tiendra à Paris le 17 décembre. Nos ONG s’y exprimeront pour dire notre refus de participer au « criblage » des bénéficiaires et nos inquiétudes devant la tendance à la criminalisation de l’aide humanitaire.

Une année s’achève, marquée par la mort violente de membres d’ONG françaises au Nigeria et au Niger. Là, comme dans d’autres régions du monde, sévissent des conflits internes majeurs entre groupes armés et forces gouvernementales sur fond de pauvreté, de dégradations environnementales, de crise de gouvernance et de corruption. La radicalisation religieuse prospère sur ces mécanismes.

Toutes crises confondues, ce sont plus de 150 millions de personnes qui ont nécessité une aide vitale en 2020. La « communauté des nations » aura été incapable de réunir les 30 milliards de dollars (24,70 milliards d’euros) annuels nécessaires à leur survie, déléguant aux ONG et à leurs donateurs privés la tâche de collecter près du quart des sommes mobilisées.

Procédures de « criblage »

Le transfert de responsabilité des Etats sur les ONG internationales pour réunir les fonds indispensables n’est pas le seul mécanisme qui pose problème dans le système existant de l’aide humanitaire. Les budgets alloués par la vingtaine des principaux gouvernements donateurs et par l’Union européenne sont assortis de clauses dont la mise en œuvre devient un enjeu majeur. Un des quatre ateliers de la CNH lui sera dédié : il s’agit des règles en vigueur, ou en préparation, dans la lutte contre le terrorisme (« Council Working Party on Terrorism », COTER, dans sa contraction anglaise).

Les ONG doivent discuter avec toutes les parties qui s’affrontent, « vertueuses » ou pas, « fréquentables » ou pas

En la matière, la majorité des ONG font d’ores et déjà usage de procédures visant à les prémunir de toute forme de lien avec le terrorisme. Là où se déroulent de violents conflits dans lesquels évoluent des belligérants classés comme terroristes par ces mêmes Etats donateurs, les organisations humanitaires sont contraintes de respecter, via des clauses contractuelles inscrites dans les budgets alloués, des procédures de « criblage » et de contrôle de leurs salariés, fournisseurs et partenaires impliqués dans le déploiement de l’aide.

Le but est alors de vérifier que leurs noms ne figurent pas sur des listes internationales de personnes impliquées dans des activités terroristes. Les mesures de contrôle et les procédures imposées par les financeurs sont complétées par celles déployées par les pays d’intervention. Le temps et l’énergie consacrés à ces nouvelles pratiques de sécurisation ont pour première conséquence un alourdissement extrême des procédures administratives comme des coûts de fonctionnement.

Cela aboutit au détournement d’une part non négligeable du temps de nos équipes vers des tâches non directement bénéfiques aux besoins des personnes secourues. Ultime couche supplémentaire dans la technocratie humanitaire kafkaïenne en progression depuis quelques années à l’initiative des financeurs.

Risques de sanctions pénales

La déclinaison la plus absurde de l’ambivalence des Etats donateurs réside dans les règles en vigueur concernant les transferts de fonds vers les pays en conflit. Certains gouvernements vont débloquer des sommes conséquentes pour des crises majeures, et, en même temps, s’opposer aux transferts par virements bancaires aux équipes sur site, au motif qu’il s’agit de programmes déployés sur des terrains où évoluent des groupes identifiés comme terroristes.

Au nom de l’extraterritorialité de l’application des lois états-uniennes en matière de lutte antiterroriste, la plupart des pays contributeurs de l’aide, comme les banques, respectent les directives de l’OFAC (Office for Foreign Assets Control), organisme dépendant du département du Trésor américain, chargé de l’application des sanctions internationales dans le domaine financier. Ces règles bancaires aboutissent à afficher une générosité indifférente à l’effectivité de l’aide concrète apportée.

Le non-respect de ces différentes procédures expose les ONG à des sanctions pénales.

Une exigence supplémentaire des Etats donateurs se profile, que la plupart des ONG françaises et internationales entendent résolument refuser : l’application des mesures de « criblage » aux bénéficiaires directs des secours. Une ONG devrait alors réaliser elle-même cette opération ou la transférer au financeur en même temps que la liste des personnes aidées.

En France, certains services au sein du ministère des affaires étrangères, du ministère des finances et de l’Agence française de développement (AFD) se font les précurseurs zélés de ces nouvelles mesures.

Déontologie

Cette demande constitue une ligne rouge à ne pas franchir pour les organisations de solidarité internationale.

Elle renforce l’insécurité de nos personnels sur le terrain en les faisant apparaître comme les collaborateurs des gouvernements en place, soutenus par les pays donateurs, dans la lutte contre les groupes rebelles ; elle invalide chemin faisant trois principes cardinaux qui guident notre action : la neutralité, l’impartialité et l’indépendance.

Le partage des listes des personnes secourues est antinomique avec le code de déontologie des professionnels de santé. Si ces règles supplémentaires devaient s’appliquer, leur non-respect par nos organisations pour des raisons éthiques ou dans le souci de préserver la sécurité des équipes déboucherait sur une forme de criminalisation de l’action humanitaire.

Au travers de ces différentes mesures, ce sont les fondements du droit international humanitaire qui sont remis en cause. Les pays du Nord seraient perçus comme prescripteurs de principes universels qu’eux-mêmes ne respectent pas.

Par définition, les ONG doivent discuter avec toutes les parties qui s’affrontent, « vertueuses » ou pas, « fréquentables » ou pas, malgré la violence indiscriminée que certains combattants pratiquent à l’égard des civils. L’accès des populations à l’aide internationale ne peut se faire sans le maintien de cette règle cruciale du droit international humanitaire.

Des propositions concrètes

Dès lors, les humanitaires doivent bénéficier de mesures d’exemption dans l’application des lois antiterroristes, sur les terrains de conflit ou quand elles interviennent au profit de populations qui vivent dans des pays sous sanctions internationales. Ces lois sont inapplicables, dangereuses et incompatibles avec notre mandat.

Nous avons à cet égard, dans la préparation de la rencontre, élaboré des propositions concrètes et réalistes d’évolution du droit français permettant de préserver notre capacité à agir. Nos propositions sont sur la table des négociations.

Le président de la République clôturera la conférence. Il s’était exprimé lors de la dernière Assemblée générale des Nations unies en septembre 2020, affirmant sa volonté que la France œuvre à préserver les espaces humanitaires et déclarant alors : « La neutralité de l’action humanitaire doit être respectée et sa criminalisation endiguée. »

La prochaine CNH sera l’occasion de réaffirmer concrètement cette volonté en commençant, pour la France, par balayer devant sa porte afin d’éloigner le spectre des nouvelles et préoccupantes mesures que soutient une partie de son administration…

Liste des premiers signataires : Françoise Bouchet-Saulnier, directrice juridique internationale, Médecins sans frontières ; Philippe De Botton, président Médecins du monde ; Philippe Jahshan, président, Coordination Sud ; Moumouni Kinda, directeur des opérations, Alima ; Rachid Lahlou, président, Secours islamique France ; Thierry Mauricet, directeur général, Première urgence internationale ; Pierre Micheletti, président, Action contre la faim ; Manuel Patrouillard, directeur général, Handicap international ; Antoine Peigney, président, Solidarités international ; Patrick Verbruggen, directeur, Triangle génération humanitaire.

Voir la liste complète des signataires.

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