« Erdoğan veut chasser les kurdes et les chrétiens du nord-est de la Syrie », un interview de Patrice Franceschi.

Patrice Franceschi en Syrie avec les combattants kurdes.

Patrice Franceschi est un acteur indépendant engagé depuis longtemps aux côtés des Kurdes en Syrie et en Irak. Suite à l’offensive turque du 9 octobre dans le nord-est de la Syrie après le retrait américain, puis de l’accord entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan, nous lui avons posé des questions sur la situation actuelle ainsi que sur l’avenir. 

Il a « carte blanche » pour répondre à nos questions comme nous l’avons déjà fait par le passé, notamment avec Jean-Marc Châtaigner ou Gérard Chaliand. Leur expertise, leur réflexion sont utiles pour décrypter des situations complexes.

Alain Boinet : Après l’attaque de la Turquie et de ses supplétifs islamistes syriens le 9 octobre dernier dans le Nord-Est de la Syrie, quelle est la situation aujourd’hui, qui contrôle quoi, que se passe t’il sur le front des combats et où cela peut-il conduire ?

Patrice Franceschi : La Turquie a attaqué à trois reprises la Syrie et plus particulièrement le Kurdistan syrien : une première fois en septembre 2016 puis en janvier 2018 dans l’ouest à Afrin et maintenant en octobre 2019 dans la région de Tal Abyad et Ras al-Aïn sur une zone de 120 kilomètres de long et 30 kilomètres de profondeur. Depuis cette dernière attaque, la confusion règne. Pendant les cinq années précédentes, les Kurdes avaient progressivement libéré une surface équivalente à quatre fois la taille du Liban qui était un réel bouclier anti-islamiste. Ils avaient instauré la paix dans ces régions en amalgamant toutes les populations, notamment les minorités chrétiennes et les arabes.

Jusqu’au 9 octobre 2019, on ne rencontrait sur ce territoire que trois types de soldats installés avec l’aide des Kurdes : des américains, des français et des britanniques. A cause de l’attaque turque dans cette région, on rencontre maintenant des soldats turcs, russes et syriens mais aussi des milices du Hezbollah, des milices irakiennes et en plus faible portion des soldats américains, français et britanniques. En bref, l’attaque turque a généré une insécurité grandissante et une confusion générale.

C’est un véritable recul en arrière par rapport au travail effectué par la Coalition internationale. Dans la foulée de l’offensive turque des groupes djihadistes s’installent. Groupes que l’on connait sous d’autres noms : Armée nationale syrienne composée d’anciens combattants d’Al-Qaïda, d’al-Nosra, ou de Daech.

Enfin, la Turquie, ses alliés et les milices djihadistes ont dépassé le périmètre des trente kilomètres allant jusqu’à la région de Tal Tamir et de Khabour, une région dont on oublie souvent de préciser qu’elle est peuplée de Chrétiens. On a le sentiment que les Turcs et leurs supplétifs djihadistes mettent l’accent sur les Chrétiens dans ces premiers combats. Malgré le soutien kurde et celui des Forces Démocratiques Syriennes (FDS), l’appel à l’aide des Chrétiens qui sont en première ligne n’est pas entendu. Les Kurdes le savent très bien, l’accalmie militaire actuelle n’est qu’une pause pour Erdoğan avant de mieux rebondir une quatrième fois vers les régions kurdes et chrétiennes dans l’est du Rojava, territoire kurde de Syrie.

AB : La Coalition internationale contre Daech s’est réunie le 14 novembre à Washington. Dans la déclaration finale, il est fait état d’une remobilisation de celle-ci tant en Irak qu’en Syrie et en particulier dans le Nord-Est syrien aux côtés des Kurdes des FDS. La Coalition appelle donc à continuer de soutenir ses alliés, elle appelle tous les acteurs présents dans le Nord-Est à s’abstenir de toutes mesures susceptibles de changer la structure démographique et appelle à ce que les organisations humanitaires bénéficient d’un accès total, sûr et sans entrave à l’ensemble des zones de la région. Que penser de ces déclarations ?

PF : Cette réunion était demandée depuis plus d’un mois, elle est arrivée trop tard pour avoir un impact réel. Il faut sortir des illusions : Erdoğan a déclaré que l’objectif était de réinstaller 2,5 millions de réfugiés syriens actuellement en Turquie dans le Nord-Est syrien et il le fera. Le remplacement d’une population par une autre, autrement dit un nettoyage ethnique, tel est l’objectif. Selon les règles internationales, on appelle cela un crime contre l’humanité. La Coalition internationale comme les Nations-Unies l’ont dit : elles ne faciliteront pas ce projet. Pour autant, elles n’ont pas déclaré qu’elles s’y opposeraient et nous ne voyons pas comment elles pourraient le faire autrement qu’en entrant en conflit contre la Turquie. Sur l’ensemble des réunions qui se sont tenues pour un règlement du conflit, les Etats de cette coalition s’insurgent, se révoltent, se bercent d’illusions puis rapidement s’endorment. Erdoğan en est conscient, c’est pour cela que lorsqu’il l’aura décidé, il y aura une quatrième offensive pour s’emparer du Nord-Est syrien. Après le remplacement de population effectué et en accord avec la Russie, on peut s’attendre à ce que la région soit restituée ultérieurement à Damas.

AB : Une accalmie est en cours depuis quelques semaines, que pouvons-nous en espérer et comment vont interagir les zones d’Idilb, sous le contrôle des groupes djihadistes syriens, et la région du nord-est ?

PF : Les Kurdes craignent que cette étape d’accalmie soit une préparation pour de nouveaux échanges territoriaux entre la Russie et la Turquie. Déjà, en janvier 2018 un premier échange avait eu lieu : Afrin à l’ouest du pays était sous protectorat russe alors que l’est était sous le protectorat de la France, des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. La Russie cédait Afrin à la Turquie en l’échange de la région de la Ghouta à l’est de Damas vidée de la présence de djihadistes. Ces groupes de combattants ont quitté la Ghouta pour Idlib en contre- partie de l’entrée turque à Afrin.

Un nouvel échange pourrait se dérouler entre Idlib et une partie du Kurdistan syrien, c’est la première crainte des populations. La Turquie accepterait de quitter Idlib et enverrait les groupes djihadistes, entre 20 000 et 25 000 combattants, dans le Kurdistan syrien pour « taper sur les Kurdes ». En échange, la Russie laisserait la Turquie s’emparer du bassin de Djézireh à l’extrême est, terre peuplée de Chrétiens et de Kurdes.

AB : Dès le 10 octobre, la France, par la voix de Jean-Yves le Drian a demandé une réunion d’urgence de la Coalition internationale contre Daech à Washington afin de clarifier les positions et les actions de la Coalition à la suite du retrait des troupes américaines décidée par Donald Trump. Comment comprends-tu l’attitude de la Coalition ?

PF : Nous faisons toujours les guerres à moitié et c’est comme ça qu’on les perd. Dans le Nord-Est de la Syrie, d’un point de vue logistique nous dépendions des Etats-Unis, nous étions totalement les supplétifs des américains. Dès leur départ, les forces spéciales françaises ne bénéficiaient plus d’aucun support logistique. Nous devons mettre un terme à la culture de dépendance militaire à l’armée américaine. La France aurait dû dès le début des opérations mettre en place une logistique propre à ses armées ou ne pas s’engager. N’ayant plus aucun moyen militaire sur le terrain quels moyens diplomatiques ou politiques la France peut-elle encore déployer ?  Aucun, tout n’est qu’agitation !

Il faut regarder le choc des volontés : il n’est pas en notre faveur alors qu’Ankara a obtenu ce qu’elle souhaitait. Erdoğan est déterminé et contrairement à nous, il dispose de temps pour aboutir à son but final : l’anéantissement des Kurdes et l’alliance complète des frères musulmans de la zone qu’il veut installer dans cette région. C’est de là qu’ils prépareront des attentats contre la France, c’est de là qu’ils sont nés et c’est de là qu’ils renaîtront. Nous n’avons plus les capacités de défense suffisantes pour lutter contre la réinstallation des forces djihadistes que nous avons combattues pendant cinq années. Nous ne voulons pas non plus revivre des attentats de masse en France mais nous avons abandonné l’idée même de nous défendre. Alors l’impuissance est masquée par des agitations diplomatiques et politiques.

AB : Le risque serait donc celui d’une annexion du Nord-Est de la Syrie par la Turquie ainsi qu’une expulsion des populations kurdes et chrétiennes de leur territoire et par conséquent un nouvel afflux de déplacés.  La communauté internationale peut-elle accepter ce « nettoyage ethnique » que tu as évoqué. Un retournement de situation est-il pensable ?

PF : Si les Etats-Unis sont revenus dans la région arabe de Deir El Zor dans l’est syrien, c’est uniquement pour sécuriser les activités pétrolières et non pour les Kurdes. Le précèdent existe déjà : 1,5 millions de kurdes ont été jetés dehors depuis un an et demi à Afrin où le nettoyage ethnique se poursuit. En ayant subi aucune remontrance de la communauté internationale Erdoğan a compris qu’il pourrait déplacer 2,5 millions de Kurdes et Chrétiens du Nord-Est syrien.

AB : L’armée turque occupe une bande de 120 kilomètres sur 30 kilomètres de profondeur.  S’il y avait une nouvelle attaque turque au-delà de ce périmètre, quelle réaction peut-on attendre des Kurdes et de leurs alliés chrétiens et arabes ?

PF : L’appareil militaire kurde est relativement intact. Il a subi un retrait forcé mais sans grande perte. En revanche, les capacités opérationnelles de l’armée kurde face à une armée conventionnelle restent faibles. L’armée turque dispose d’une aviation et d’une artillerie considérable avec des canons à longue portée. Lorsqu’Erdoğan le décidera, les chars et l’aviation liquideront la petite infanterie kurde dans les plaines du Nord-Est. On a toujours refusé de donner aux Kurdes des armements lourds supplémentaires pour se défendre, ils seront alors acculés.

Combattantes kurdes en Syrie ©Patrice Franceschi.

Les combats en milieu urbain comme à Raqqa ne pourront pas se reproduire dans les régions kurdes et chrétiennes sans des conséquences insupportables pour les populations. Les villes offrent la possibilité de vaincre une armée conventionnelle mais les dommages collatéraux pour les civils sont toujours très lourds. Les Kurdes refuseront de l’imposer à leurs familles et ils reculeront pour ne pas voir détruite leur propre population.

La seule option restante est un retour militaire des américains ou le sursaut des Nations-Unies. Pourquoi face aux actions turques n’y a-t ’-il pas comme au Liban, en Bosnie et dans tant d’autres endroits une intervention des Nations-Unis ? Sous l’influence turque, russe et chinoise les Nations-Unies restent totalement silencieuses. En résumé, Erdoğan a des alliés influents face auxquels ni l’Union Européenne ni la communauté internationale ne se mobilisent. La situation continuera de se dégrader pour les Kurdes comme pour notre sécurité et notre influence.

AB : Si ce scénario se produisait, que deviendront les populations kurdes et chrétiennes de la région ?

PF : Ceux qui résistent seront tués. La région de Tal Tamir et la vallée de Khabour n’avaient pas connu d’attaques aussi sauvages depuis longtemps. Dans le scénario du pire, au moment où Erdoğan lancera la quatrième offensive, on risque d’assister à des afflux massifs des syriens Kurdes et Chrétiens vers le Kurdistan irakien. Comme en 1991 à la fin de la première Guerre du Golfe où nous avons assisté à la fuite de plus de deux millions de kurdes traversant les montagnes face à la menace d’être exterminés par l’armée irakienne de Saddam Hussein. Ce qui s’est passé à Afrin, dont personne n’a voulu parlé, c’est de 800 000 à 1 million de personnes déplacées. Dans peu temps, à l’est de Qamechli, c’est ce qui risque de se passer. Le seul facteur positif reste le moral des populations malgré la conscience du danger imminent et de la trahison des américains.

Patrice Franceschi, écrivain et humanitaire : Aventurier corse, philosophe politique, et écrivain français – prix Goncourt de la nouvelle 2015 – Patrice Franceschi est aussi aviateur et marin. Depuis toujours, il partage sa vie entre écriture et aventure. Il a multiplié à travers le monde les expéditions terrestres, aériennes et maritimes. Il a aussi mené de nombreuses missions humanitaires dans les pays en guerre, de la Bosnie à la Somalie, vécu parmi les peuples indigènes des contrées les plus reculées, Papous, Indiens, Pygmées, Nilotiques, et s’est engagé de longues années dans les rangs de la résistance afghane combattant l’armée soviétique. Il est également un soutien actif des Kurdes de Syrie sur le terrain depuis le début de leur combat contre l’Etat islamique. Ses romans, récits, poésie ou essais sont inséparables d’une existence engagée, libre et tumultueuse où il tente « d’épuiser le champ du possible ». Officier de réserve, il appartient également au groupe prestigieux des écrivains de marine.

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