Le Sahel est-il en danger ?

 

Sécurité et développement au Sahel, les enjeux d’une nouvelle approche intégrée.

 

Intervention de Jean-Marc Châtaigner invité par la Coordination Humanitaire et Développement (CHD) à présenter la situation au Sahel lors d’une réunion plénière de ses membres dans les locaux de Solidarités International.

 

 

Mot d’accueil par Alain Boinet :

Nous remercions Jean-Marc Châtaigner d’avoir accepté notre invitation pour nous présenter la situation dans les pays du Sahel où beaucoup de nos ONG sont présentes. Ce sont des ONG humanitaires et de développement, car ce qui caractérise la coordination humanitaire et développement (CHD) c’est vraiment la complémentarité qui existe entre les uns et les autres, que ce soit à des moments différents et complémentaires ou simultanément dans des endroits différents.

Avant de t’entendre, j’aimerais rappeler la biographie de Jean-Marc Châtaigner. Aujourd’hui, il est ambassadeur envoyé spécial pour le Sahel. Antérieurement, il a été directeur général de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) ; directeur général adjoint de la mondialisation, du développement et des partenariats au ministère de l’Europe et des affaires étrangères ; ambassadeur de France à Madagascar ; directeur du département du pilotage et des relations stratégiques à l’Agence Française pour le Développement (AFD). Il a également co-présidé dans le cadre du comité d’aide au développement de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) le groupe « États fragiles ». Il connaît donc bien les questions de développement et de crise.

Il a également rédigé un certain nombre d’ouvrages portant sur la résilience (Fragilités et résilience) et plus récemment sur les objectifs  du développement durable. J’ai aussi le souvenir d’un livre regroupant sous sa direction une trentaine de contributeurs et qui s’intitule Etats et sociétés fragiles. Entre conflits, reconstruction et développement – et dans les pays du Sahel, on est vraiment confronté à cette question des conflits, de la reconstruction et du développement.

Jean-Marc, merci.  Bienvenue. La parole est à toi.

Jean Marc Châtaigner :

Merci beaucoup Alain. Bonjour à tous et à toutes.

Je vais commencer mon intervention par un proverbe peul et je conclurai également par un proverbe peul. Mais il faut avant tout que je m’assure, pour que je n’aie pas de souci et que personne ne m’en veuille à la sortie, que personne n’est diawanbé dans la salle ? Non ? Alors, tout va bien !

Merci Alain de m’avoir invité à faire cette intervention sur une problématique que nous avons élaborée et choisie ensemble, qui s’intitule : « Sécurité et développement au Sahel, les enjeux d’une nouvelle approche intégrée ». Il s’agit de voir où l’on va, comment on y va, et ce qu’on vise par là.

Je voulais effectivement commencer par un proverbe peul et celui-là ne me voudra de mal de personne, peut-être à part de quelques abeilles : « Pour avoir le meilleur miel, il faut supporter patiemment les dards des abeilles ». C’est quelque chose qui marque souvent l’action qu’on entreprend, que ce soit une action de sécurité, de développement ou une action humanitaire. Les choses ne sont jamais faciles et on est souvent piqué par beaucoup de gens.

Le Sahel.  Je ne vous ferai pas l’injure de vous dire ce qu’est ce qu’on appelle communément : la frontière de notre frontière. Cela recouvre les pays qui sont au sud du Sahara, à la frontière du désert saharien. Il y a eu beaucoup de définitions plus ou moins larges et je n’entrerai pas dans des discussions étymologiques. Le Sahel qui me concerne – et donc qui va forcément vous concerner un peu aujourd’hui – c’est le Sahel qui va de Dakar à la frontière soudanaise, qui va du Sénégal à la Mauritanie, au Mali, au Burkina Faso, au Niger, au nord du Nigeria, au Tchad et au nord du Cameroun. Une zone souvent teintée de rouge sur la carte du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

Ce Sahel est confronté à un certain nombre de grands défis structurels, qui ne sont finalement que le  reflet des grands défis mondiaux que nous traversons. Nous sommes tous – et là je reprends des idées de l’Agence Française de Développement (AFD) – dans une transition économique très forte, dans une transition environnementale sans précédent, dans un enjeu de transition d’un monde que j’ai l’habitude de caractériser ainsi : un milliard d’habitants en 1800 et 7 milliards 500 millions aujourd’hui, donc une population multipliée par 7,5 entre 1800 et aujourd’hui, et qui s’oriente vers les 10 milliards de personnes en 2100. Ce monde est confronté à un certain nombre de défis énergétiques, climatiques, sur lesquels je ne reviendrai pas.

Le Sahel en particulier : zone aride, zone pauvre, zone peuplée mais pas tant que ça non plus. En effet, le territoire sahélien c’est grosso modo la taille du territoire européen, c’est un espace qui va de Lisbonne à Moscou ; or pour l’instant c’est beaucoup moins que la population européenne : 175 millions d’habitants sur un territoire aussi énorme et considérable, mais aussi largement inhabitable, là où l’eau notamment n’est pas présente. Comme je le disais,  ce Sahel est confronté à un certain nombre de défis de changement et de transition, qui sont parfois la traduction et les conséquences des changements mondiaux plus vastes.

Le premier défi est évidemment un défi démographique. Non pas que la population soit en soi un problème, sinon la population de la Terre n’aurait pas été multipliée par 7,5 entre 1800 et maintenant, mais le rythme de l’explosion démographique sahélienne actuelle est sans précédent. La population du Sahel va doubler dans les 20 prochaines années. Ainsi, un pays comme le Niger qui avait 3,5 millions d’habitants en 1960, en a 20 millions aujourd’hui, en aura 35 à 40 en 2035 et plus de 50 millions en 2050. Un pays comme le Nigéria aura bientôt – c’est-à-dire en 2050 – une population supérieure à celle des États Unis. Il y a donc un boom démographique sans précédent et qui même s’il se stabilise, si la transition démographique s’opère – et dans un certain nombre de pays on voit des tendances au ralentissement,  le changement en terme de populations sera considérable.

Cela pose évidemment un défi économique et social majeur, parce que ce sont des dizaines de millions de jeunes qui doivent être scolarisés et qui devront ensuite accéder au marché de l’emploi. Il y a donc un énorme enjeu de transformation sociale, de transition sociale, d’accompagnement social, de scolarisation, d’accès aux soins à la santé et d’accès à l’emploi pour les jeunes. Or, c’est un euphémisme, les économies sahéliennes ne sont en général pas caractérisées par leur prospérité ou par l’importance de leur secteur secondaire ou tertiaire. Il n’y a pas eu de développement économique réel au Sahel jusqu’à présent. C’est la zone du monde où il y a le plus d’extrême pauvreté. A titre d’exemple, Monsieur Bill Gates possède une fortune de 80 milliards de dollars, c’est-à-dire un montant au moins quatre fois supérieur à celui du Produit Intérieur Brut (PIB) du Niger. Monsieur Bill Gates à lui tout seul est donc beaucoup plus riche que 20 millions de nigériens. Je pense que si on faisait des ratios, sa fortune ne serait pas très éloignée du PIB cumulé des pays sahéliens.

Il y a également un défi environnemental. Le Sahel est une zone qui subit de plein fouet le changement climatique et qui a d’ailleurs déjà subi le changement climatique. Il faut que vous sachiez que si on regarde les courbes de température depuis 1960, l’augmentation de la température moyenne sur le Sahel est déjà supérieure à deux degrés. Donc ce qu’on appelle l’objectif de Paris, l’objectif des deux degrés à l’échelon mondial, y est déjà dépassé. Cela veut dire qu’en termes de projection à 2050/60, le réchauffement sur le Sahel sera au minimum – même si on respecte les engagements de Paris – de 5 à 6 degrés. Ce changement climatique se caractérise aussi par un changement de régime de précipitations, d’un changement des périodes des saisons des pluies et des saisons sèches auquel les paysans doivent s’adapter.

Il y a également un défi des savoirs et des connaissances. Le Sahel qui a été une zone de patrimoine mondial de connaissances, une zone d’échanges culturels intenses aux XII et XIIIème siècles à Tombouctou et ailleurs, est aujourd’hui caractérisé par une grande pauvreté éducative, intellectuelle et de recherche. Les pays du Sahel sont parmi les plus pauvres en termes de recherche publique. Selon les statistiques de la Banque Mondiale, il y a à peu près 4000 chercheurs par million d’habitants en Europe, en France, aux Etats-Unis. En revanche au Mali, où il y en a le moins au monde, c’est 29 chercheurs par million d’habitants. Le Nigeria, une puissance africaine importante et qui est en partie sahélien, compte 40 chercheurs par million d’habitants. Il y a donc 100 fois moins de chercheurs (par million d’habitants) dans un pays comme le Nigéria qu’en Europe ou qu’aux Etats-Unis. Cela est très important en termes d’élaboration de politiques publiques, de conseils aux gouvernements qui sont obligés de se reposer sur des ressources extérieures.

Enfin, se posent des défis plus conjoncturels. Actuellement il y a un énorme défi sécuritaire. Il faut tout d’abord penser à la sécurité quotidienne des populations. L’insécurité des paysans, des commerçants est maximale et n’est pas toujours liée à une menace « terroriste » (parfois plus lointaine). Même si le Sahel connaît la même tendance que le reste du monde, le nombre d’homicides n’a cessé de baisser, il n’y a jamais eu aussi peu de morts violentes au Sahel que maintenant, la perception de l’insécurité y est croissante, avec des atteintes multiples à la sécurité des personnes et des biens. Si on se rappelle une guerre majeure au début des années 1970 comme la guerre du Biafra, je pense qu’elle a fait beaucoup plus de victimes que la guerre terroriste actuelle, mais la violence n’a jamais été aussi diffuse et étendue que maintenant, avec des risques d’effets en chaîne entre les différents pays sahéliens. Sur le défi sécuritaire, je ferai aussi une observation étymologique importante et qui a d’ailleurs été rappelée lors d’un colloque récent à l’Assemblée Nationale par le secrétaire du G5 Sahel. Nous parlons bien d’une menace terroriste, d’actes terroristes, d’actes d’extrémisme violents qu’il ne faut pas confondre avec des notions ou des pratiques religieuses. Il est très important d’avoir, dans cette approche sécuritaire de la zone sahélienne, des mots justes pour qualifier les ennemis que nous pouvons avoir.

Cette zone est aussi caractérisée par un certain défi démocratique, un challenge démocratique. Il y a une grande nuance de couleurs selon les pays : la situation du Sénégal n’a rien à voir avec celle d’autres pays de la région. Cependant, on peut dire que dans une grande partie du Sahel, l’expression de la gouvernance démocratique, l’expression populaire, ne serait-ce que des campagnes par rapport au monde urbain, n’est pas forcément dominante. Il y a donc là un défi d’inclusion démocratique, qui est à relier aux défis d’éducation, d’enseignement supérieur dont je parlais tout à l’heure.

Nous avons dans ce Sahel des tendances lourdes – qui vont certainement se poursuivre – liées à la démographie et à l’économie. Ainsi, il y a une tendance majeure qui est liée à l’urbanisation, au déplacement de populations rurales qui vont vers des centres urbains, des petits centres urbains, puis vers des plus grandes villes et enfin vers des capitales. On aura au Sahel, comme dans le reste de l’Afrique et dans beaucoup d’autres zones en développement, des villes multimillionnaires, voire se comptant en dizaines de millions d’habitants. Bientôt il y aura des métropoles ouest-africaines, qui pourraient ressembler à Mexico et à d’autres grandes métropoles sud-américaines. Il faut prendre en compte cette tendance, même si on prend nécessairement le développement rural comme axe de développement. Il ne faut pas oublier que le développement urbain est inexorable et qu’il posera en lui-même certaines questions d’environnement, de contamination, de gestion des eaux et des dimensions que le Sahel n’a pas connues jusqu’alors. Je vous citais tout à l’heure le Niger en 1960 et ses 3,5 millions d’habitants : à cette époque la capitale du Niger avait 30 000 habitants, elle en a 1,5 millions maintenant. Nouakchott n’existait pas en 1960 et compte aujourd’hui plus d’un million d’habitants. Ces tendances lourdes vont se poursuivre.

D’autres tendances lourdes vont apparaître : les migrations. Forcément, si on regarde un pays comme le Niger, il ne peut pas supporter physiquement une population nigérienne de 50 millions d’habitants. Il y aura donc des basculements de populations (dans certaines zones qui restent sous-peuplées) qui poseront des questions foncières redoutables et provoqueront des flux migratoires autrement plus conséquents que ceux que nous traversons et que nous connaissons en ce moment et cela avec des dynamiques qui sont liées aussi au développement des pays.

Toute dernière nuance d’appréciation pour clore ce tableau général du Sahel que je viens de faire : il n’y a pas un Sahel, pas plus qu’il n’y a une Afrique et le président Macron l’a bien dit lors de son discours à l’Université de Ouagadougou : il n’y a pas une Afrique mais au moins 54 Afriques et de la même façon il n’y a pas un seul Sahel. On ne vit pas de la même façon à Ouagadougou, qu’à Gao, qu’à Agadez, en Mauritanie ou qu’à Diffa. Certes les problématiques sont parfois similaires : populations sédentaires/populations nomades, défi de gestion des ressources en eau, sécurité alimentaire, mais ce sont aussi des histoires, des traditions, des trajectoires historiques qu’il faut prendre en compte et qui font qu’on ne peut pas parler à mon avis d’un seul Sahel. De même, on ne peut pas aborder la problématique sahélienne – même si c’est parfois plus facile pour l’approche intellectuelle – d’un seul tenant.

Ces grands défis nécessitent la poursuite d’une solidarité internationale accrue parce que le Sahel est une terre déshéritée. Il faut une approche conjointe, partenariale, co-construite avec les pays, avec les gouvernements, avec les collectivités qui existent, avec les populations. Il faut une approche – et c’est là tout l’enjeu et on arrive au cœur de mon exposé – véritablement intégrée des différentes composantes de notre action ou des actions de la communauté internationale ou de la communauté régionale. Chacune d’elles posant des questionnements particuliers, qui ne sont pas forcément aussi évidents que ce à quoi on pourrait penser.

Le premier challenge de l’approche intégrée – et je ne parle pas d’approche globale, qui était le terme du Général Petraeus et de l’approche américaine sur l’Irak et l’Afghanistan, qui n’a pas magnifiquement réussi d’où mon choix de parler d’approche intégrée – c’est le volet politique. Cette composante diplomatique pose tout de suite la question de la résolution de la crise sécuritaire au Sahel que je mentionnais auparavant. Je ne reviendrai pas dessus, mais nous pourrons en reparler au moment des questions car j’ai parfois un avis un peu tranché sur la question, opposé à celui qui est habituellement la doxa de nombreux commentateurs. A savoir je ne partage pas l’assertion selon laquelle tous les problèmes sahéliens proviendraient de l’effondrement du régime du Colonel Kadhafi en Libye.

En tout état de cause, quelques soient ses origines, la situation actuelle est caractérisée par la crise malienne et sa résolution politique, la question nationale malienne et la construction d’une identité malienne. Ce n’est en aucun cas pour stigmatiser le Mali, mais simplement pour dire qu’il y a actuellement une question d’intégration nationale malienne et de construction d’un projet national malien qui intègre les différentes populations du Mali autour de l’accord de paix qui a été signé à Alger et Bamako en 2015. La mise en œuvre de cet accord est cruciale dans ses différentes composantes pour permettre un retour de la paix au Mali et au-delà dans toute la région. L’accompagnement diplomatique de la gestion de la sortie de crise malienne, y compris d’ailleurs dans la prévention de nouveaux soubresauts ou de dérapages de l’accord, est essentiel. Il suppose une vision concertée de la communauté internationale dans son ensemble et en premier lieu des pays voisins du Mali. Je pense en particulier à l’Algérie qui a évidemment joué un rôle majeur dans la négociation et la conclusion de l’accord de paix et qui ne semble peut être plus, aux yeux de certains observateurs, aussi engagée. L’action de lutte contre les trafics illicites qui est mentionnée dans l’accord de paix nécessitera également une pleine coopération régionale allant du Maroc au Nigeria, en passant par le Niger et la Libye.

Le second grand volet de l’approche intégrée c’est le volet sécuritaire, qui concerne les armées. Et là, d’après moi, il ne faut pas être angélique. Il ne faut pas simplement dire que tout va se résoudre par un accord de paix, que tout va se résoudre par le développement, par la bonne entente entre les communautés de base et que nous réglerons tous les problèmes du Sahel en faisant le bien. Ce n’est pas vrai, car nous avons en face de nous des adversaires intelligents et déterminés, qui planifient avec minutie leurs actions. On peut les prendre pour des barbares, ce ne sont pas des imbéciles. Sinon la crise sahélienne serait résolue depuis quelques années. Nous avons à faire face à des gens agiles, capables de s’adapter, qui font évoluer leur stratégie et qui ont tiré des leçons de leurs erreurs passées. Je pense par exemple à cette grossière erreur tactique qu’ils ont faite en tentant de descendre sur Bamako en décembre 2012, où ils ont été arrêtés par l’armée française en janvier 2013. Ils ne vont donc pas recommencer la même erreur de se mettre tous ensemble pour foncer sur un objectif déterminé. Ils vont agir de façon dispersée. Ils ne vont pas non plus faire la même erreur par rapport aux populations, de s’attaquer à l’islam soufiste, ou de remettre en cause les traditions des mosquées traditionnelles. Ils ne vont pas répéter les mêmes erreurs et vont au contraire essayer d’en tirer des enseignements. Ils vont tenter d’appliquer des stratégies insurrectionnelles et c’est ce qui nous préoccupe aujourd’hui dans le centre Mali. On sent une tentative de déstabilisation dans ce centre Mali, en exacerbant les tensions ethniques, en exacerbant les tensions entre groupes, en déstabilisant l’Etat Malien et les institutions présentes et en essayant de jouer pour quasiment mener une approche pré-insurrectionnelle.

Ce volet sécuritaire est donc une réponse indispensable.

Il présente un double enjeu : le premier enjeu est la coordination entre les forces nationales et internationales qui interviennent sur le terrain pour apporter cette réponse sécuritaire. Ces forces sont nombreuses : il y a les forces armées nationales, l’armée malienne – qui a été déstabilisée en 2012 et qui a du mal à se reconstruire en dépit des importantes actions de formation entreprises depuis lors (notamment par l’opération européenne EUTM) ; il y a la force Barkhane qui a été déployée par la France (4000 hommes) et dont la mission est de traquer les groupes terroristes ; la force de la MINUSMA qui est la plus grosse opération des Nations Unies déployée dans le monde avec un mandat de protection des populations civiles; la force G5 Sahel qui se met en place depuis le début de l’année 2017 dans un cadre plus offensif contre les groupes terroristes, en premier lieu dans les zones frontalières. Il faut donc coordonner toutes ces forces, pour faire en sorte qu’elles ne se contredisent pas, qu’elles ne se contrecarrent pas et qu’elles aient une action effectivement coordonnée et efficace sur le terrain. Tout cela en sachant que les niveaux d’équipement, les niveaux de troupes, les niveaux d’engagement, les mandats sont complètement différents. On a donc un enjeu de coordination de l’action qui est loin d’être facile. Je l’ai dit au niveau macro, mais on retrouve aussi cette difficulté au niveau micro, avec ce qui s’est passé à la frontière entre le Niger et le Burkina Faso. Je pense à l’affrontement où des membres des forces spéciales américaines ont été tués en accompagnant des soldats nigériens dans une opération au sud-ouest du Niger. Nous avons vraiment en face de nous des gens aguerris, renseignés, organisés, ce qui nécessite une réponse internationale aussi coordonnée et intégrée que possible.

Le deuxième enjeu est que pour l’instant beaucoup repose sur l’armée française. Il faut sincèrement rendre hommage à son action – ce qu’a fait le président de la République à Ouagadougou – car c’est l’armée française qui constitue l’arche principal de sécurité au Sahel. Sans l’armée française, la situation pourrait se détériorer rapidement. Le problème de l’intervention française est qu’elle ne peut pas être éternelle. Ce n’est pas la vocation de la France d’assurer ad vitam aeternam la sécurité du Sahel, parce que plus l’armée française interviendra – et même si elle intervient efficacement – plus sa légitimé d’action sera questionnée, remise en cause. Le libérateur de 2018 n’est déjà plus le libérateur de 2013. Comparaison n’est pas raison, mais comme le dit Serge Michailof, si on adorait en France les américains en 1945 quand ils sont venus nous libérer, dix ans après il y avait des inscriptions un peu partout avec « US go home ». C’est la même chose avec le Sahel. La question de la légitimité de cette intervention externe se pose inexorablement et la question du relais, de la prise en charge par les forces nationales, locales, régionales se pose et devra être faite. Si on ne réussit pas ça, nous sommes condamnés à l’échec. On n’est évidemment pas dans des questions de court terme, de semaines ou de mois ou même d’un an ou deux, mais sur une période forcément plus longue, mais qu’il faut commencer à organiser dès maintenant. Si on ne réussit pas ce transfert, ce relai, nous nous acheminerons vers un échec programmé.

Concernant le volet humanitaire et développement, cela nécessite – de mon point de vue et du point de vue français en général – le dépassement des grilles de lecture habituelles de l’action humanitaire ou de l’action de développement qu’on peut conduire. On peut toujours apporter bien sûr des secours immédiats aux populations. On peut toujours faire une action traditionnelle de coopération, de développement à long terme, développer l’agriculture, construire des abris, des maisons, équiper en énergie électrique etc. Mais ce qui manque, ce à quoi nous devons travailler, ce pour quoi l’AFD n’est pas encore totalement outillée, même si cela progresse à grands pas, c’est vraiment de s’attaquer aux causes profondes de la crise et aux ressorts de cette instabilité. C’est-à-dire à l’absence ou à la disparition de l’Etat, la non-présence d’un Etat légitime, l’absence de services publics de base. Il faut reconstituer la chaîne de présence de l’Etat. Je ne sais pas quelle forme elle doit prendre, mais il y a un service de l’Etat qui doit être constitué et que les populations doivent pouvoir voir, tester, s’appuyer dessus. Si les maliens, si les nigériens, si d’autres, si nous ne reconstruisons pas cela, les populations se tourneront naturellement vers d’autres fournisseurs… Et ils existent. Il y a un certain nombre de confréries, de groupements. Certains sont tout à fait légitimes et ont des aspirations pacifistes, mais il y a aussi des groupes qui pourront utiliser les populations pour poursuivre leurs manœuvres de déstabilisation. Cela passe donc par des services sociaux de base, de proximité, de sécurité, par la reconstitution des éléments de base d’une confiance et d’un dialogue. C’est donc du très long terme, ce qui est contradictoire puisqu’on veut des résultats de très court terme et qu’on sait que les enjeux sont des enjeux de très court terme. On est donc piégé entre la demande de très court terme sur lequel on doit absolument remettre l’Etat, mais en même temps on sait que si on remet l’Etat comme il existait auparavant, avec des gendarmes et des policiers corrompus, avec une justice qui ne fonctionne pas, avec des instituteurs qui ne sont pas présents, ça ne marchera pas. Il faut donc remettre en place un Etat qui n’a peut-être pas encore existé. Il faut l’inventer, aider les populations sahéliennes à l’inventer, nous ne pourrons pas le faire à leur place, et il faut qu’il trouve les racines de sa légitimité, ce qui n’est pas évident. Par ailleurs, cet Etat doit avoir une capacité de prévision, de gestion des vulnérabilités, être capable de gérer un certain nombre de trafics qui peuvent se dérouler sur son territoire.

Cette approche intégrée : politique, gouvernance, développement, sécurité doit reposer sur un certain nombre de principes négociés qui doivent être communément acceptés. Quelque part c’est aussi l’idée de l’Alliance pour le Sahel que le président Macron et la chancelière Merkel ont lancée le 13 juillet dernier : mettre ensemble des bailleurs de fonds pour qu’ils voient ce qui a et ce qui n’a pas marché afin d’essayer de mieux travailler ensemble. On demande à des acteurs historiques de l’Aide Publique au Développement (APD) comme l’AFD ou la Banque mondiale de revoir leurs modes de fonctionnement. Cela repose sur une nouvelle approche, sur un axe humanitaire-développement-populations-Etat, avec quelques principes qui me semblent importants à faire prévaloir. Premièrement, il y a le principe de transparence – on parle de « redevabilité » dans l’Alliance et c’est vrai qu’il est beaucoup plus facile de voir et d’observer sur le terrain ce qu’il se passe maintenant. Avec les téléphones portables, dont l’Afrique sahélienne est aujourd’hui intensément équipée, on peut voir la réalisation des projets, voir si le préfet est là ou pas, voir si l’instituteur est là ou pas, si les choses se construisent. Il y a un nouveau mode de gestion démocratique des équipements publics, de surveillance et de contrôle des services publics de base qui est à réinventer sous les thématiques de transparence et de « redevabilité ».

Il y a aussi une thématique d’inclusion sociale qui est extrêmement importante. Beaucoup des problèmes rencontrés par les pays sahéliens, en particulier par le Mali, sont des problèmes d’exclusion sociale de certains groupes ou d’exclusion géographique (car certaines populations sont très éloignées des capitales et le souci des capitales n’a pas toujours été le développement des périphéries les plus éloignées). Ce problème d’inclusion sociale pose véritablement la question de ce qui se passe aujourd’hui au centre Mali.

De plus, la question de la gouvernance démocratique se pose. On a une première bombe qui a été dégoupillée : la crise politique malienne, une autre qui s’est fort heureusement conclue au Burkina Faso par une vraie transition démocratique, mais n’y en aura-t-il pas d’autres ? Ce sont des axes de réflexion que nous devons avoir.

Enfin, il faut rappeler la nécessité d’une action collective, en évitant les cavaliers seuls. On a plus que jamais besoin d’une action intégrée, groupée : bailleurs de fonds classiques, ONG, acteurs privés, Etats partenaires, populations partenaires. On a besoin de constituer des contrats, des micro-contrats sociaux pour commencer, puis qui s’étendront et pourront se développer.

Pour conclure, je vous rappellerai un autre proverbe peul très important, qui porte sur nous : « les toubabs sont comme les diawambés, ils ne galopent que pour leurs propres intérêts ». C’est un autre versant, très important. Nous avons aussi des intérêts et il ne faut pas les cacher. Il faut les discuter et les mettre sur la table, sinon on nous suppose des agendas cachés. Je pense qu’il faut vraiment expliquer, montrer que nous avons effectivement des intérêts. Nous avons un défi migratoire que notre président résume bien : la France, pas plus que l’Europe, n’est capable dans la situation économique actuelle d’accueillir une immigration massive. Il y a un défi pour nous européens de ne pas voir arriver de nombreux migrants clandestins et illégaux qui reposeraient la question de la cohésion sociale et du modèle social européen, les cantonnant aussi dans le non-droit, un chômage et une misère sans nom. Il faut en revanche évidemment préserver les droits des réfugiés et de tous ceux qui sont fondés à demander un asile politique, en raison des menaces ou des persécutions qu’ils subissent dans leur pays. Donc nous avons un enjeu de prévention, de gestion migratoire avec les Etats partenaires, qui rejoint leurs intérêts de ne pas voir leurs ressortissants pris au piège de trafics abjects. Il y a aussi un défi de sécurité, puisqu’on voit bien que dans ces zones francophones le développement d’une menace terroriste peut avoir très vite des connexions avec ce qui se passe chez nous, peut conduire à l’importation de cette menace sur notre sol. Nous avons donc des choses communes qui nous touchent. Nous avons peut-être aussi des intérêts économiques, même si ceux-ci n’ont pas l’importance qu’on leur prête. Il suffit de regarder les statistiques du commerce extérieur français avec le Sahel. Je suis donc partisan de dire qu’effectivement les toubabs ne galopent que pour leurs propres intérêts, beaucoup plus que les diawambés qui ont une mauvaise réputation qu’ils ne méritent pas, mais qu’il faut les mettre sur la table et les discuter et les négocier, car ils peuvent aussi participer au bien commun.

Pour terminer, je dirai que l’avenir se construit sur le passé et que nous devrions aussi examiner ensemble nos histoires, les confronter, afin de mieux construire ensemble notre avenir.

 

QUESTIONS – RÉPONSES

L’enregistrement n’a pas permis l’identification précise des personnes posant les questions et nous nous en excusons auprès d’elles.

  1. Quel est l’agenda des américains dans la région ?

Je pense que l’enjeu américain au Sahel est principalement un enjeu sécuritaire, que les Américains voient l’Afrique sous un prisme essentiellement sécuritaire. Il s’agit pour eux d’écarter toute menace qui pourrait toucher d’une façon ou d’une autre le sol américain, sinon on ne peut pas très bien comprendre par exemple la décision prise par l’Administration actuelle d’interdire à l’automne dernier les ressortissants tchadiens de visas pour les Etats-Unis ou encore l’avis émis un moment donné de déconseiller aux Américains de se rendre au Sénégal par peur de la menace d’un attentat. Ces décisions ne peuvent que s’expliquer par un souci de précaution poussé à l’extrême sur des informations que certains commentateurs ont pu estimer incompréhensibles ou peu fiables. L’attaque contre les forces spéciales américaines au Niger que j’évoquais précédemment ne semble pas se traduire par un désengagement américain de la zone, bien au contraire.. Les Etats-Unis ont d’ailleurs pris le parti d’appuyer bilatéralement la montée en puissance de la force conjointe du G5 Sahel avec un engagement plus que significatif d’un soutien de 60 millions de dollars par an pour les trois prochaines années.

  1. Quel est l’agenda de l’Allemagne ?

Je pense que l’Allemagne considère la zone sous un prisme essentiellement migratoire. Bien sûr il y a le discours allemand sur l’économie, les enjeux économiques, mais je ne sais pas s’il est si fort que ça pour les pays du Sahel. Il est fort pour d’autres pays africains, mais si on regarde objectivement les intérêts économiques allemands dans la région sahélienne, ils sont quand même très réduits et je ne suis pas sûr qu’ils soient amenés à se développer.

  1. Quel est l’agenda de la Chine, puissance montante dans la région ?

Il y a une présence chinoise au Sahel, mais je ne pense pas qu’elle soit supérieure ou inférieure à la présence chinoise dans d’autres pays africains. Je pense qu’elle est comparable à celle des autres pays africains. L’enjeu pour la Chine – qui est assez comparable à la situation d’autres pays du Golfe – est de s’assurer de sécuriser des approvisionnements en matières premières, voire en terres agricoles, en termes de marché. Je pense qu’ils jouent l’Afrique à l’échelle chinoise, c’est-à-dire avec des moyens qui sont énormes mais pas avec un intérêt aussi particulier que le nôtre. Nous voyons beaucoup de chinois en Afrique parce qu’ils investissent souvent des secteurs industriels ou commerciaux concurrents des intérêts économiques français, dans le bâtiment, dans les infrastructures, dans l’import-export. Mais, je ne suis pas sûr que pour Pékin l’enjeu stratégique soit aussi évident que cela, tout du moins par rapport à d’autres régions du monde où leur présence est beaucoup plus intense.

  1. Vous avez parlé de la responsabilité des États voisins. Vous avez évoqué le rôle de l’Algérie, du Maroc, mais vous avez volontairement écarté la question de la Libye. Vous mettez au cœur des enjeux du Sahel la reconstruction de la nation malienne. Or, lorsqu’on connaît l’état chaotique de la Libye et tous les enjeux qui y sont liés : le trafic d’êtres humains, les questions migratoires, la présence de groupes armés, pourquoi ne pas le mettre aussi comme un enjeu majeur pour la région ?

Alors c’est moi qui me suis vraiment mal expliqué. J’ai simplement voulu dire que le renversement de Kadhafi n’était pas la cause de tout ce qui vient de se passer au Sahel. C’est une thèse très communément répandue – mais qui n’est qu’en partie exacte – de considérer que la chute de Kadhafi a été un facteur de déstabilisation pour la région. Je pense que ça a été un accélérateur, une étincelle qui a accéléré le feu sous-jacent qui apparaissait. Effectivement, le chaos qui s’est installé en Libye a favorisé l’émergence terroriste au Mali, avec la dissémination hors de Libye d’un certain nombre d’anciens combattants de la Légion islamique et la circulation de masses d’armes.  Mais ce n’est pas le seul facteur. Les mouvements terroristes au Mali ont des filiations avec un certain nombre de groupes terroristes algériens des années 1990. Il y a également un certain nombre de gens qui ont participé à la consolidation des trafics illicites d’armes, de drogues. L’étincelle a peut-être été libyenne mais le brasier en dessous ne demandait qu’à s’allumer. En outre, l’industrie des otages et des rançons s’était déjà développée. Le trésor actuel de guerre des terroristes c’est le trésor qu’ils ont accumulé à travers les prises d’otages. C’est plusieurs dizaines de millions de dollars de rançons. Donc il y a bien sûr une question libyenne, mais elle n’est pas à l’origine exclusive de l’effondrement malien, de la crise sahélienne actuelle. Là où vous avez tout à fait raison, c’est de dire qu’on ne peut pas considérer ce qui se passe au Mali et au Niger sans regarder la situation en Libye, sans y avoir une action de stabilisation. Ce sont deux situations de conflits forcément interconnectés et sur lesquels on doit avoir une action beaucoup plus conjointe que celle qu’on a eue jusqu’à présent. Je suis d’accord avec vous.

  1. On est aujourd’hui dans une certaine forme d’impasse liée à l’accès à certaines zones qui sont d’un point de vue sécuritaire extrêmement dangereuses. Comme vous l’avez souligné tout à l’heure, dans ces pays de la zone sahélienne le niveau d’éducation est l’un des plus bas au monde et nous avons de plus en plus de mal à trouver des ressources locales, qui sont peut-être davantage capables d’aller plus loin dans ces zones oranges et rouges que les expatriés occidentaux.

Vous parliez tout à l’heure de la possibilité d’assouplir les règles de financement de certains bailleurs types AFD ou la Banque mondiale. Mais aujourd’hui, si on fait l’adéquation entre l’hyper complexité administrative de certains de ces bailleurs qui financent une partie de l’action qui se déroule dans ces pays oranges et rouges, avec la complexité d’accès sécuritaire et le fait qu’aujourd’hui ou demain il nous faudra peut-être avoir derrière chaque expatrié un énarque, on va avoir de grandes difficultés à poursuivre nos actions dans ces pays pour répondre aux besoins des populations. Comment pourrait-on améliorer ce paradoxe selon vous ?

Alors je pense qu’il faut revoir tous les manuels de procédures des bailleurs de fonds. Il faut les soumettre à la lecture que vous dites. C’est clair qu’il y a une tendance à la technostructure, à la bureaucratisation de l’aide – y compris à l’aide humanitaire – et à la concentration sur les processus parce que c’est plus facile à contrôler. Aucun bailleur n’échappe à cette exception et il est vrai qu’il est temps que ces derniers se posent des questions sur leurs modes de faire et leurs moyens de faire. C’est justement un peu l’objectif de l’Alliance pour le Sahel.  Est-ce que c’est normal qu’il faille au minimum 1 an et demi, 2, 3 ans pour mettre en œuvre une opération, entre l’identification du projet est le lancement même du projet ? Ce questionnement là vous devez le leurs poser et les bailleurs de fonds commencent à être prêt à le discuter.

Le président de la République a donné des échelles de temps, en voulant des résultats à 1 an, à 3 ans et à 5 ans. Tous les acteurs, les pays partenaires, les bailleurs, les opérateurs, les organisations de solidarité nationale et internationale ont intérêt à pouvoir montrer rapidement des résultats, quitte à faire des projets un peu plus long en termes de structuration sociale. Je pense que ces bailleurs sont sous une très forte pression. En France, c’est clair qu’on veut bouger ces règles là.

Le traitement des questions de sécurité nécessite en revanche une approche très fine. Il faut un dialogue continu entre les différents acteurs, y compris avec le centre de crise du Quai d’Orsay, avec les ambassades. Ce n’est pas parce que la zone est orange ou même rouge qu’il est impossible d’y travailler – et d’ailleurs un certain nombre d’entre vous y travaillent déjà. Mais il faut le faire en prenant toutes les précautions nécessaires, en partageant  et surtout  en écoutant tous les avertissements et toutes les analyses de sécurité, en s’assurant lorsque cela est nécessaire d’une protection des Nations Unies. Vous le savez bien sûr mais un des premiers objectifs de nos adversaires reste avant tout de capturer des otages occidentaux pour en faire un instrument de pression sur vous, sur nous, les marchander au sens le plus vil du terme. Nous ne pouvons nous permettre aucune imprudence sur le sujet. Je compte sur votre sens des responsabilités, car cela remettrait évidemment en cause tous nos efforts collectifs si jamais une telle situation se reproduisait.

  1. J’aimerais revenir sur une phrase importante que vous avez dite tout à l’heure : « il faut dépasser les grilles de lecture habituelles de l’action humanitaire». Etant donné que vous vous adressez à un groupe d’ONG, quels conseils auriez-vous à nous donner ?

Question pas évidente et je ne peux vraiment pas me mettre à votre place.

Je plaiderais vraiment pour que vous vous concertiez davantage avec les acteurs étatiques. Cependant, concertés ne veut pas forcément dire qu’on soit d’accord. Il faut discuter avec les acteurs publics. Évidemment, ne troquez pas votre indépendance mais acceptez d’échanger avec les acteurs étatiques – ce que certains d’entre vous font déjà, donc c’est peut-être un peu prétentieux de ma part de dire cela.  Il faut discuter avec les acteurs publics du Nord et du Sud, avec nos partenaires. Quand je vous disais tout à l’heure : « défaillance de l’État, disparition de l’État », c’est quelque chose qui préoccupe nos partenaires. Il y a un certain nombre de personnes qui sont prêtes – y compris dans les Etats partenaires – à revoir les méthodes de faire, donc discutez ensemble. Je vous engage au dialogue, mais je sais que vous le faites déjà, donc ce n’est pas peut-être pas un conseil utile…

  1. J’adhère totalement au volet développement. J’aimerais savoir comment vous portez ce message, de manière très opérationnelle, aujourd’hui ?

On a vu ces dernières années de gros instruments financiers, tels que le FED ou l’apparition de fonds fiduciaires, réorienter totalement leur stratégie autour des défis migratoire et sécuritaire vers des intérêts à très court terme. Je crois que cela a eu un impact assez important sur la perception par ces Etats de l’accompagnement que pourraient avoir l’Europe ou d’autres pays quant à ces politiques de développement. Je pense qu’il y a eu une rupture assez importante autour de ces intérêts. Comment récupérer la confiance aujourd’hui ? Comment remettre tout le monde dans la même direction autour de cet axe de développement ? Il s’agit donc d’une question sur la mise en œuvre de cette approche intégrée et plus particulièrement sur le volet qui nous intéresse : le volet développement.

Pour parler de l’Europe, elle a été caractérisée pendant longtemps par la lenteur et l’inefficacité de son instrument qu’était le Fonds Européen de Développement (FED). Ce qui fait que Jacques Chirac, en visite au Niger en 2005, a dit : c’est monstrueux tout ce tas d’argent européen qui n’est pas dépensé. Le FED a vécu sous cette critique lancinante.

Avec la mise en place du fonds fiduciaire d’urgence, dans une perspective d’abord effectivement migratoire, on a complètement changé les modes de faire. L’Europe a basculé sur un mode de décaissement extrêmement rapide ou en tous cas supposé plus rapide, car parfois les choses sont un petit peu plus compliquées. En tout cas, il y a une volonté d’avoir très vite des résultats qui sont d’abord orientés sur une problématique migratoire, puis sécuritaire et enfin plus largement sur les questions de développement. Cela pose la question de la cohérence des politiques. Par exemple, c’est très sympathique de dire : « on ne veut pas de vos migrants chez nous. En même temps, pour des raisons sanitaires diverses et variées, la viande sahélienne ne pourra pas non plus être importée. En revanche, on sera ravi de vous déverser les bas morceaux de volaille que notre agriculture commune produit ». A un moment donné il faut une cohérence politique. On ne peut pas tout avoir : le beurre, l’argent du beurre et le sourire de la crémière. Il faut des mécanismes de compensation. Dans le secteur de la pêche par exemple, je l’ai vu à Madagascar, ces intérêts commerciaux réciproques ont été très bien développés. Cela nécessite des négociateurs affûtés. Dans le domaine commercial  et le domaine des investissements, il faut vraiment des négociateurs. C’est un secteur essentiel de renforcement des capacités que devrait mettre en priorité d’action tous les bailleurs de fonds !

Il y a quelque chose à reconstruire autour des instruments de la politique européenne, qui va venir dans le post Cotonou, post 2020. Pour l’instant ce sont des discussions entre États. Cependant, il faut absolument que les sociétés civiles s’en mêlent, que les populations s’en mêlent, que les patronats locaux s’en mêlent, que cela soit approprié démocratiquement – ce qui n’est pas encore le cas jusqu’à présent. Sinon, on risque de se fourvoyer comme ce fut le cas avec les accords de partenariat économique (APE), conçus au départ dans une approche exclusivement technocratique.

  1. Vous évoquiez le discours du président Macron à Ouagadougou. Dans ce discours, il ciblait quelques secteurs vers lesquels l’aide de la France allait être orientée. Par rapport à cela, j’aimerais avoir votre opinion sur le moment où se place la limite entre l’ingérence et l’aide publique au développement ?

L’aide publique au développement a toujours été un outil de politique extérieure, un outil d’influence.  Les bailleurs de fonds, les politiques des bailleurs de fonds, les rapports des bailleurs de fonds, on pourrait reprendre toute l’histoire de l’aide publique au développement avant 1989, avant la chute du mur de Berlin…

Depuis son origine dans les années 1960, l’aide publique au développement a toujours été un instrument politique et non pas apolitique. C’est forcément un instrument d’influence, un instrument d’intérêt et c’est toujours en instrument idéologique dans une certaine mesure. Mais là où le marché de l’aide était monopolistique dans les années de la guerre froide, il s’est ouvert à de très nombreux nouveaux acteurs : les pays émergents, la Chine, l’Inde, le Brésil, les grandes fondations internationales, le secteur privé, des grandes ONG. Le monde se caractérise aujourd’hui par la multiplication des acteurs étatiques et non étatiques, qui sont à la fois dans des rapports de concurrence et de complémentarité. .

Le discours du président Macron à Ouagadougou est un discours d’ouverture et de dialogue avec l’Afrique, avec en particulier la jeunesse africaine en disant : « Je suis prêt à discuter avec vous » et il l’a fait sans esquiver aucun sujet, même délicat. Bien sûr il a ses idées : il va vous dire que l’éducation est fondamentale, cruciale. Il va vous le dire parce qu’il sait que la première chose que font les terroristes lorsqu’ils arrivent dans un village, c’est de fermer les écoles et  de chasser les instituteurs. Puis d’ouvrir d’autres écoles, basées sur un concept différent… Donc l’aide publique au développement est aussi, comme je vous le disais, une bataille idéologique. Le monde aujourd’hui est un monde de rapports de force et n’est pas forcément un monde de « bisounours ».

  1. Il y a un discours politique qui est de dire qu’il faut faire bouger la société civile. On demande aux ONG de s’impliquer, on parle de transfert de compétences, de renforcement des capacités locales… Ce qui est une bonne idée lorsqu’on veut travailler en collaboration. Cependant, les nouvelles réformes fiscales qui ont été mises en place par Bercy ont modifié les lois sur la défiscalisation des dons. On a donc d’un côté un discours qui prône le renforcement des capacités locales et de l’autre côté on a par exemple des réformes fiscales qui viennent couper la défiscalisation des dons alors que c’était justement un levier d’action pour les ONG afin impliquer la société civile. Il y a donc une incompréhension. Qu’en pensez-vous ?

Je suis d’accord avec vous.

  1. On a parlé du fait qu’il fallait être assez transparent sur les intérêts des uns et des autres au Sahel, du prisme sécuritaire pour les américains et du prisme migratoire pour les allemands. Mais quel est le prisme de la France aujourd’hui pour le Sahel ? Où est notre intérêt principal dans cette région ? Intérêt économique ?

Je pense qu’il s’agit d’un mixte de tous ces intérêts. Nous avons une vision sur les questions migratoires au Sahel, une conscience forte des problèmes de sécurité, une perception aiguë des enjeux de développement durable et d’environnement. Ce qui nous différencie peut-être le plus par rapport aux Etats-Unis et à l’Allemagne, c’est notre histoire partagée avec le Sahel, le passé colonial que nous devons assumer aussi dans ses errements, les années de coopération et de partenariat au meilleur sens du terme, la formation en France de dizaines de milliers d’étudiants depuis les années 1960, l’existence d’importantes communautés franco-sahéliennes, qui nous apportent une compréhension de la zone que certains autres pays n’ont peut-être pas.

Quant à l’aspect économique, quelles sont les ressources économiques du Sahel aujourd’hui ? Quelles sont les grandes entreprises françaises présentes dans la région ? Certes dans le CAC 40 il y a Orange. Mais les « vrais » marchés ne sont pas au Sahel, ou s’ils le sont c’est à très long terme. Or comme le disait Keynes, à très long terme, nous serons tous morts. Le président français qui veut investir sur l’Afrique regardera la Côte d’Ivoire, le Nigéria, le Kenya, peut-être l’Afrique du Sud, l’Afrique australe et je lui conseillerai de regarder Madagascar, parce que je suis ancien ambassadeur de Madagascar. En revanche j’ai du mal à voir les gros intérêts économiques français pour le Sahel : un peu de bâtiment, la présence d’Areva au Niger (mais l’uranium ce n’est plus ce que c’était et l’avenir de l’industrie nucléaire dans le monde pose quand même beaucoup d’interrogations), quelques gisements pétroliers, au Tchad notamment, mais dont les permis n’ont pas été attribués à des entreprises françaises.

  1. Premièrement, quelle est la place des ONG françaises dans le volet humanitaire et développement ? Je crois que vous connaissez bien les ONG, qui peuvent aussi être force de proposition notamment vis-à-vis des pouvoirs publics, de l’accès aux services essentiels, des liens entre Etat et société civile. Donc quelle est la place des ONG ? Est-ce que les ONG dans votre plan ont une allocation budgétaire ?

Deuxièmement, dans le cadre de la CHD on est plusieurs ONG à essayer de démontrer l’intérêt qu’ont les Etats à adopter une approche en faveur des droits de l’enfant. On pense – on a fait une table ronde à ce sujet à l’OCDE – que cela pourrait justement rentrer dans une nouvelle grille de lecture sur ce terrain que vous décriviez précédemment. Qu’en pensez-vous ?

Vous prêchez un convaincu. Développement humain, éducation, santé. Je pense que ce sont des choses qui sont très liées. Dans toutes les transitions démographiques qu’on a vues, c’est parce que les enfants ont été soignés, sont allés à l’école, que la transition démographique s’est opérée.

 Il y a une loi extrêmement importante que le Niger est en train de mettre en place contre le mariage précoce des jeunes filles et la scolarisation obligatoire jusqu’à 16 ans. En effet, l’un des problèmes de la démographie nigérienne est que des jeunes filles sont mariées à 11 ou 12 ans et ont leur premier enfant à 12 ou 13 ans. Donc si on veut apporter une solution à la question démographique nigérienne, la démographie au Niger, cela passe par la reconnaissance des droits des enfants et des droits des femmes.

Je pense qu’il faut se battre pour tout ce qui est développement humain, investissement dans l’éducation, investissement dans la santé, promotion des droits des femmes et des enfants. En outre, il faut également se battre pour le renforcement des capacités locales, dans une optique de transfert en employant – et pas uniquement pour des questions de sécurité – de plus en plus de nationaux. Il faut former des professionnels, que vous ne devez pas retenir chez vous, mais que vous devez faire circuler et qui doivent travailler pour leur Etat à un moment donné. On a une responsabilité collective de formation.

 

CONCLUSION

Alain Boinet :

Dans l’humanitaire, il y a toujours le principe central de l’impartialité des secours et donc de l’indépendance des organisations à l’égard des agendas politiques. D’un point de vue politique, je comprends très bien l’approche intégrée. Mais quand on est un acteur humanitaire de terrain dans un conflit interne, il faut que l’on ait la confiance de toutes les parties et  populations, dans leur diversité, pour pouvoir secourir ceux qui en ont besoin où qu’ils se trouvent. Je vais prendre un exemple : on parle uniquement des groupes djihadistes, mais nous nous sommes nécessairement en contact avec les gens du Mouvement National de Libération de l’Azawad (MNLA), qui ne sont d’ailleurs pas des djihadistes, mais simplement des maliens, des Touaregs le plus souvent, opposés à la politique – ou à l’absence de politique – gouvernementale. Lorsque l’on est parmi eux, comme avec d’autres populations composantes de la société malienne, au nord ou au sud du pays, il faut que l’on soit  impartial dans notre action, c’est-à-dire que celle-ci réponde seulement à des besoins vitaux sans autres critères de sélection religieux, ethnique, politique ou autre. D’autant plus que nous sommes là-bas pour longtemps et que cette complexité ne va pas se régler en 6 mois ou en un an. Ma première question est donc : comment peut-on assurer un rôle utile – si les maliens dans leur diversité le veulent bien car il faut bien qu’ils le souhaitent pour que ça marche – de manière à trouver des solutions allant au-delà de l’humanitaire ou du développement, c’est-à-dire des solutions politiques alors que ce n’est ni dans notre mandat ni dans nos compétences.

Deuxièmement, je me souviens de conversations que nous avons eues avec Pascal Canfin quand il était ministre de la coopération et du développement, au moment même de la crise au Mali. Il nous confiait que l’AFD n’était pas en mesure  de décaisser en temps utile des moyens  pour des programmes nécessaires en sortie de crise. Aujourd’hui, le lien entre l’humanitaire et le développement ne fonctionne toujours pas  réellement.  Pour nous c’est  un obstacle majeur pour l’efficacité de l’aide. Si nous pouvions passer étape par étape, au cas par cas, de l’urgence à la reconstruction et de la reconstruction au développement, là où c’est possible, ça soutiendrait certainement les services essentiels de base aux populations. En effet, quand on passe de l’urgence à la reconstruction, il faut que l’on travaille en partenariat avec les communautés et les acteurs locaux. Par exemple à Kidal, à l’extrême nord du Mali, avec des équipes nationales, il nous faut être impartial, ne pas être perçu comme un acteur politique et nous devons pouvoir transmettre, passer le relai au bon moment.

Quand on considère les multiples défis que tu as cités, la diversité des territoires concernés, la diversité des calendriers entre le court terme et le long terme, le fait que si l’armée française n’était pas là tout pourrait être compromis… C’est dire assez de la situation. Cela signifie que l’on est là-bas pour longtemps, mais alors quel est le plan global ? C’est la politique intégrée, mais quelle politique, quel projet ? Mais, a-t-on assez compris ce à quoi aspirent les gens dans ces sociétés ? Est-ce que le projet politique qui leur est proposé correspond à ce qu’ils souhaitent ? Est-il possible ? En tout cas, ce que nous savons c’est que rien n’est possible sans leur adhésion.

Jean-Marc Châtaigner :

Oui, ce sont encore des questions délicates.

Oui, il vous faut de l’impartialité dans vos actions de terrain, mais il faut quand même qu’on se retrouve en amont et en aval pour discuter. Bien sûr, s’il y a des choses confidentielles, il faut les garder confidentielles. Mais il faut qu’on échange davantage sur nos expériences, sur vos expériences réussies et qu’on arrive à échanger mieux et davantage entre les différentes communautés. Je pense à la communauté humanitaire, à la communauté du développement, aux bailleurs de fonds, aux militaires qui veulent mieux comprendre ce qu’il se passe. Je pense que l’on peut gagner dans l’échange d’informations, dans l’échange d’expertise, dans des échanges croisés sans vouloir tout « régimenter » pour autant et sans qu’on fasse mettre un drapeau bleu blanc rouge sur les ONG, ce qui serait contre-productif. Trouvons des espaces de dialogue et d’échange, qui n’existent peut être pas autant en France qu’ailleurs. Aux Etats-Unis, ça existe beaucoup dans les think tanks, qui permettent une circulation entre l’Etat et les acteurs non-étatiques. Il faut construire un espace comme cela en France. Il serait également peut-être intéressant d’avoir une rencontre avec les militaires, les diplomates… Je pense qu’il serait intéressant d’avoir de tels échanges au plan intellectuel (je ne parle pas de l’opération de terrain).

Concernant la question de la complexité, il n’y a pas de solution simple. Il faut être patient, se fixer des horizons intermédiaires. Il y a une urgence absolue pour nous (du point de vue français) : la situation au Mali et depuis le début de l’année dernière au centre Mali. Si rien n’est fait on est vraiment parti dans une mauvaise spirale. Je crois que la situation de Boko Haram au nord du Nigeria, au Tchad, au sud Niger, est plus stabilisée. Nous mettons tous notre petite pierre, nous poussons nos amis à réfléchir, et là où tu as raison c’est que les solutions ne viendront pas de nous. Il faut qu’elles émergent des sociétés avec lesquelles nous travaillons, en faisant particulièrement attention à ne pas les fragiliser davantage. Il y a un précepte de l’APD dans les Etats et les situations fragiles qui me semble très approprié : faisons attention dans toutes nos actions à ne pas nuire.

Alain Boinet :

Un grand merci Jean-Marc pour ta présentation de la situation au Mali et des relations entre les acteurs. Ici, c’est précisément un endroit où l’on échange.  Avec Xavier Boutin, co-président de la CHD, nous te remercions encore pour cet échange stimulant.  La CHD regroupe une quarantaine d’ONG humanitaires et de développement, des acteurs de formation et nous sommes une coordination membre  de Coordination Sud. Concernant les relations avec les pouvoirs publics, nous avons plusieurs structures dédiées telles que le Groupe de Concertation Humanitaire (GCH) avec le Centre de Crise et de Soutien du Quai d’Orsay, le Conseil National du Développement et de la Solidarité Internationale (CNDSI), des cadres de concertation entre Coordination Sud et l’AFD. Tout cela a bien progressé, mais il y a encore bien des marges de progression à réaliser, chacun dans son rôle et ses responsabilités.

Lire la biographie Jean-Marc Châtaigner.

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