L’action humanitaire pour répondre aux nouveaux défis

Je vous invite à lire cet article de quatre étudiants du Collège d’Europe à Bruges où j’ai été invité le 8 avril. Je leur ai proposé d’écrire un texte qui n’est pas un compte-rendu de mes propos, mais plutôt l’expression de leur propre questionnement dans le cadre de leur master « Relations internationales et études diplomatiques de l’Union Européenne ».

N’hésitez pas à m’envoyer vos commentaires que je ferai suivre aux étudiants que je remercie ici pour leur contribution ainsi que leur professeur Hervé Delphin pour son invitation.

Par ailleurs, je vous signale sur La Chaîne Parlementaire LCP, mardi 2 mai à 20h30, la présentation d’un documentaire accablant sur le « Charity business ». Il est suivi d’un débat décapant entre la réalisatrice Sophie Bonnet, Rony Brauman, Richard Verly (journaliste suisse) et votre serviteur.

Présentation du Collège d’Europe de Bruges :

Le Collège d’Europe de Bruges a été créé en 1949 et constitue le plus ancien institut de formation et d’études post-universitaires spécialisé dans les matières européennes.

Il offre à ses étudiants un choix de programmes correspondant aux différentes branches de métiers européens, mais également au-delà. Les programmes juridique, politique et économique furent complétés il y a 10 ans par le Master de Relations Internationales, qui permet notamment de s’intéresser à la question humanitaire dans le cadre de l’Union européenne.

C’est un enseignement riche et varié mais toujours axé sur l’UE et ses potentiels qui est dispensé à Bruges, dans un environnement assez unique où pas moins de 340 étudiants d’une cinquantaine de nationalités se côtoient au quotidien.

L’action humanitaire en question pour répondre aux nouveaux défis

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Les auteurs de l’article avec leur professeur Hervé Delphin (à droite) et Alain Boinet (au centre).

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Étudiants du master du Collège d’Europe.

La venue d’Alain Boinet, fondateur de l’association humanitaire Solidarités International, au Collège d’Europe de Bruges a permis à un groupe d’étudiants spécialisés dans les Relations internationales et les études diplomatiques de l’UE de réfléchir à l’avenir de l’humanitaire. Cette discussion, dans le cadre d’un cours sur l’action humanitaire de l’Union européenne dispensé par M. Hervé Delphin en charge de l’unité Moyen-Orient à DG ECHO, a fait l’objet de débats productifs et enrichissants.

L’action humanitaire, éternel sujet d’actualité, nous a été présentée sous ses angles des plus évidents, comme l’accroissement des besoins, aux plus problématiques, comme la gestion des risques et la sécurité des humanitaires sur le terrain.

C’est un projet bien ambitieux de réunir dans un même article les défis contemporains rencontrés par le monde humanitaire. C’est avec intérêt et persévérance que nous nous efforçons ici de vous retracer les principaux thèmes de débat qui nous semblent clé dans la compréhension des enjeux de l’humanitaire, apposés à la réalité du terrain, élément qui doit rester central dans toute vocation du monde humanitaire. Afin de retracer l’essence des défis modernes de l’humanitaire, nous abordons le sujet en quatre thématiques : les dilemmes internes à l’action humanitaire, l’aide humanitaire face aux conflits, la place des nouveaux humanitaires et les défis pour le futur.

1. Les dilemmes internes à l’action humanitaire : irréconciliables ?

Aborder la question de l’humanitaire, c’est d’abord savoir identifier ses dilemmes internes, au cœur de toute réaction et adaptation aux difficultés venant de l’extérieur. Ceux-ci peuvent être perçus comme théoriques, mais on les retrouve dans les parcours individuels des humanitaires et dans le sens que se donnent les organisations humanitaires. Les nommer et les adresser, c’est participer au processus nécessaire de réflexion sur l’avenir de l’humanitaire.

Le premier de ces dilemmes identifiés est la tension entre les visions interventionniste et exclusiviste de l’humanitaire. L’humanitaire subit la tentation d’aller au-delà de la mission ultime de sauver des vies, via une intervention plus poussée. En revanche cela vient contredire les racines de l’humanitaire moderne formé dans un contexte de guerre avec pour objectif exclusif de sauver des vies.

L’extension d’une intervention humanitaire est provoquée par des crises non seulement plus compliquées mais également plus longues. Les guerres longues, subissant un enjeu politique fort des interventions extérieures comme la guerre de Syrie débutée en 2012, ne requièrent pas les mêmes réponses ou les mêmes précautions qu’une opération sur un terrain suite à une catastrophe naturelle. Le rôle des humanitaires en Syrie se mêle forcément à une prise de position, dans un contexte de zones rebelles et civiles par le gouvernement du pays. De même, des interventions humanitaires dans des pays en fort manque de développement comme le Mali ne se limitent plus à un simple soutien alimentaire mais appellent également des missions à la frontière du développement pour permettre un soutien durable.

Cette tendance interventionniste provient de plusieurs facteurs : l’absence de politique de développement suffisante dans ces pays, une facilité apportée par la présence des humanitaires sur place ou une incapacité grandissante d’Etats à subvenir aux besoins de sa population. La question au cœur du dilemme que l’on traite dans une dernière partie est bien où placer la limite avec le développement, et comment les encourager à prendre le relai.

La confrontation de l’humanitaire à la guerre amène également à s’interroger sur le dilemme de rester ou partir. Dans un contexte de conflit, la présence des humanitaires peut être conditionnée par les parties au conflit. Le dilemme est alors pour les humanitaires de choisir entre dénoncer les exactions commises ou bien rester et sauver des vies. Ce dilemme adresse également la dimension extensive de l’humanitaire qui, par sa présence dans des situations plus complexes, influence par son action le terrain et ne peut pas ignorer les causes politiques et géopolitiques.

Le dilemme en découlant est le fait de connaître une situation politique ou géopolitique mais de s’en détacher au moment de l’action afin de réaliser pleinement le travail d’humanitaire. C’est pourquoi le questionnement de la spécialisation et de la professionnalisation du monde humanitaire adressé plus bas est central : l’humanitaire se doit dans ses principes de rester neutre, or, un tel principe n’est pas inné dans une autre structure possédant une autre logique, comme la logique marchande.

Un dilemme concernant la légalité enfin, entre le droit international humanitaire (DIH) et l’action humanitaire en elle-même. Aucune réponse existante ou correcte ne pouvant être donnée, il s’agit de s’interroger : comment dénoncer l’irrespect du DIH dans des zones en besoin humanitaire comme les territoires palestiniens ou les populations Rohingyas au Myanmar ? Quelle est la force de l’humanitaire dans un tel contexte ?

Pour mieux comprendre et adresser ces débats, la question de l’aide humanitaire face aux situations de conflit est essentielle.

2. L’aide humanitaire face aux situations de conflit

L’humanitaire doit faire face à des grands défis internationaux, avec des contextes changeants et des crises persistantes. Selon Alain Boinet, les grands défis à venir sont au carrefour de plusieurs processus, telle que la démographie croissante, le changement climatique, ou les questions identitaires qui jouent un rôle dans des guerres qui durent de plus en plus longtemps avec un haut risque de propagation. Cette tension entre politique et humanitaire se manifeste avant tout dans des conflits. Il faut comprendre que le contexte varie de crise en crise et détermine très souvent quelles solutions peuvent y être apportées. Certaines crises sont très médiatisées, ce qui peut mener à une surreprésentation d’acteurs humanitaires sur le terrain. Ces situations, comme à Haïti après le tremblement de terre du 12 janvier 2012, compliquent par la suite la coordination entre acteurs et une distribution effective de l’aide humanitaire.

Il y a certaines crises où du fait du contexte, la présence humanitaire peut prendre un poids politique beaucoup plus important, notamment en Syrie. Dans cette guerre, les frontières entre zones civiles et champs de batailles sont très floues, voire superposées. Cette politisation de l’humanitaire s’est manifestée à travers les attaques menées sur des convois humanitaires et le refus du président Assad de garantir l’accès de l’aide aux zones rebelles. En Syrie se cristallise également la question de la neutralité de l’aide humanitaire face à l’agenda de lutte contre le terrorisme : comment distribuer de l’aide humanitaire dans des zones contrôlées par des organisations terroristes comme Daesh, et quelles en sont les conséquences ?

Le conflit syrien illustre ainsi aussi le problème de la doctrine militaro-civile : quel rôle le militaire doit-il avoir dans l’action humanitaire ? Trois principes primordiaux de l’humanitaire – neutralité, impartialité, indépendance – rendent difficile l’intégration du militaire dans une approche purement humanitaire. Ce problème est aussi lié au retour des Etats sur le devant de la scène humanitaire, illustré par l’intervention de la Russie en Syrie, justifiée pourtant également par une volonté de protection de la population civile.

Le cas du Mali évoqué auparavant représente un autre contexte de conflit très complexe : les humanitaires doivent intervenir dans une guerre entre Nord et Sud qui est régie d’une part par la question d’indépendance des Touaregs, mais aussi par les implications du changement climatique dans le Sahel et par le problème de groupes djihadistes, une situation similaire à celle en Afghanistan et en Irak. Une conséquence majeure de ces conflits est le déplacement de centaines de milliers de personnes, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays. Les pays dans lesquels ces personnes se déplacent sont souvent déjà surchargés et risquent de vivre un choc démographique, pouvant mener à une extension du conflit. Les grandes organisations et banques de développement n’ont souvent pas les politiques adaptées pour soutenir ces pays. Exemple pour ces difficultés : le cas des Sahraoui, qui reste une question taboue entre l’Algérie et le Maroc et que les humanitaires ont du mal à adresser.

Permettre la continuation d’une aide humanitaire humaine, neutre et efficace, demande à l’humanitaire de garder sa propre finalité et donc de rester indépendant des objectifs politiques. Face à une telle nécessité, comment accueillir les nouveaux acteurs de l’humanitaire ?

3. Comment aborder les nouveaux humanitaires, quelle interaction

Les nouveaux humanitaires sont des acteurs non-traditionnels de type militaire, privé ou étatique. Expliquer la raison de leur apparition et leur rôle est central dans la réflexion sur le monde humanitaire.

Du fait de la mutation de la nature des conflits armés, notamment de leur urbanisation, les acteurs militaires sont de plus en plus impliqués dans les activités humanitaires. La distinction entre le champ de bataille et les zones civiles devient plus floue, voire inexistante, notamment dans le cas du conflit syrien. L’implication de forces armées pose évidemment le souci de la neutralité de l’aide humanitaire mais elle s’avère par moments indispensable à l’acheminement de l’aide humanitaire aux populations dans le besoin.

Quant aux acteurs privés, ils comprennent à la fois des ONG et des entreprises privées. Ces dernières peuvent poser des problèmes éthiques et des enjeux quant au professionnalisme de ces entités. Si elles s’avèrent nécessaires pour des questions de financement et d’expertise, les calculs quant aux risques et bénéfices de leur investissement s’opposent de prime abord à la base non lucrative de l’humanitaire. L’instrumentalisation de l’action humanitaire dans l’objectif d’effectuer du « marketing » peut également s’avérer problématique.

L’ONG Solidarités International est elle-même en partenariat avec des acteurs privés, par exemple l’entreprise française Véolia pour l’accès et l’assainissement de l’eau, celle-ci possédant une expertise en infrastructures hydrauliques. Les entreprises vendent en général un grand nombre de produits au secteur humanitaire et participent déjà de fait à des activités humanitaires. La reconstruction de la Syrie, comme celle de l’Irak suite à la guerre de 2003, présente des opportunités pour le moins « alléchantes » pour les entrepreneurs, mais elle devra être régulée afin d’impliquer des acteurs locaux.

Le dernier type d’acteurs dont nous parlons ici sont les nouveaux Etats donateurs, telles que les monarchies du Golfe. Par exemple, la ville de Dubaï s’est transformée en une énorme plateforme d’échanges et de transfert d’aide humanitaire dans la région, le Moyen-Orient étant l’une des régions du monde les plus exposées aux crises humanitaires. Ceci pose la question des valeurs occidentales de l’humanitaire et des standards qui peuvent y être apposés (égalité, genre etc.). La question ultime est bien entendu si l’humanitaire devrait être empreint de valeurs universelles et fixes, ou s’adapter au contexte où il est déployé, comme dans le cas du sigle de la Croix Rouge possédant un Croissant rouge suite à la volonté de l’Empire ottoman, voyant dans la croix une connotation religieuse. Ceci pose également la question de la délimitation entre la souveraineté de l’Etat et la responsabilité qui incombe à l’action humanitaire, spécifiquement pour échapper à tout type d’instrumentalisation.

L’existence de ces nouveaux humanitaires ravive une fois de plus la tension qui existe entre une vision idéaliste et une vision réaliste, utilitaire et visant à l’efficacité de l’humanitaire qui chercherait seulement coûte que coûte à combler les besoins des personnes les plus vulnérables. Mais peut-on réellement se permettre le luxe de la morale lorsque des vies sont en danger et surtout lorsque le chaos total et l’inhumanité de l’adversaire semblent rendre le jus ad bellum totalement désuet ?

L’action humanitaire est un concept simple dans sa mission, mais dans la pratique et dans toutes ses implications, il s’agit d’un champs d’action en plein changement.

4. Les défis pour le futur : le besoin d’anticipation

Une réflexion sur les défis de l’humanitaire nous mène à réfléchir à la stratégie à adopter dans le futur pour y répondre. Cette stratégie invoque notamment le besoin d’anticipation. Un des aspects évoqué auparavant qui occupe une place centrale dans le débat actuel entre acteurs étatiques, ONG et organisations internationales est certainement le lien qui existe entre l’aide humanitaire et le développement dans la gestion des crises. Les acteurs humanitaires et les acteurs du développement sont effectivement censés appartenir à deux mondes séparés dans leurs modalités et leurs finalités : la volonté d’indépendance politique de l’humanitaire s’opposant aux pratiques de conditionnalités intégrées par les stratégies étatiques de développement.

Malgré cette différence, les nouveaux défis demandent une approche compréhensive et durable de la gestion des crises et donc une coopération significative entre l’humanitaire et le développement. La complexité des crises et des réponses à mettre en place a orienté le débat vers la nécessité de créer une plus forte synergie entre les deux domaines, dans un esprit de continuum.

Tout l’enjeu de ce continuum est en fait d’optimiser l’action humanitaire, dans son action et dans son sens. Celle-ci s’adresse majoritairement à des pays dont les infrastructures sont telles qu’en cas de catastrophes, les besoins sont démultipliés et les crises sont également créées par ce même manque de structure – urbaine, alimentaire etc. C’est pourquoi, bien que les acteurs humanitaires tentent de passer le relai au monde du développement, ils ont tout autant un rôle à jouer dans la transition, en tant que connaisseurs du terrain et ayant une capacité d’analyse des besoins. Cette expertise est non seulement présente mais également nécessaire afin de ne pas se tromper dans la perception d’un pays.

Comme souligné par la Commission Européenne en 2001, les interventions d’aide d’urgence doivent contribuer à renforcer la résilience en vue de crises futures, même si elles répondent éminemment aux besoins immédiats des populations. A cette fin, des améliorations supplémentaires sont nécessaires concernant la transition d’une phase de secours vers une phase de réhabilitation et une phase de post-urgence humanitaire. L’avenir de l’efficacité de l’aide sera donc déterminé par la possibilité pour les acteurs humanitaires d’intégrer leur action dans une stratégie visant à renforcer la résilience des pays tiers grâce à une plus étroite collaboration avec les experts du développement. La priorité de l’humanitaire de passer le relai aux acteurs de développement afin de se concentrer sur leurs corps de métier devra vraisemblablement se traduire en un partage de connaissances et d’objectifs sur le terrain afin de mobiliser les successeurs de l’humanitaire. Les acteurs doivent par ailleurs déjà cohabiter sur certaines zones d’opérations complexes comme le Mali qui accueille aide humanitaire et projets de développement.

Un second et dernier défi d’avenir à adresser est le dialogue et l’inclusion des donateurs dans l’action humanitaire. L’UE en tant que donateur important prévoit dans la structure d’ECHO un mécanisme de vérification des partenariats. A l’avenir, l’instauration d’un partage des actions et des objectifs finaux devra être prévue et pensée par les acteurs humanitaires. Cela est nécessaire en partie pour transmettre la dimension de la dignité humaine, innée dans l’humanitaire. Une telle démarche permettrait de réconcilier des visions divergentes sur la finalité de l’aide, de clarifier le rôle des donateurs et de leurs contributions et ainsi de fournir une image plus claire de l’humanitaire. L’humanitaire s’est construit comme transparent mais certains scandales d’amateurisme ou de destinataires des financements sont venus entacher son image. Instaurer un tel dialogue et une telle relation de confiance pourrait être un défi d’avenir prometteur pour un humanitaire certes professionnalisé mais toujours éthique.

MARDI 2 MAI 2017 : Droit de suite, documentaire « Charity Business » et débat 

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